Chers lecteurs, je vais commencer par une banalité : qui de nous, en cas d’inconfort, de tension, de malheur, ne souhaite pas que la situation, ou l’autre personne, changent sur le champ afin que nous puissions nous sentir mieux ? Si cela pouvait se passer comme ça, ce serait merveilleux, n’est-ce pas ?

Mais notre expérience à tous nous montre régulièrement que ce n’est pas le cas…

Mes enfants, qui ont vingt-et-un mois d’écart, approchent maintenant de la trentaine, mais je me rappelle avec acuité quand, certains soirs, alors qu’ils étaient encore petits et que nous nous mettions à table pour un dîner que j’espérais paisible, pendant lequel j’aspirais à me détendre et à nous retrouver dans le calme et l’harmonie, ils se surexcitaient mutuellement ou se disputaient allègrement… et où, frustrée, énervée, voulant juste qu’ils arrêtent, je finissais par m’entendre crier (faisant donc plus de bruit que tout le monde) : « Silence !! » Et par me sentir complètement ridicule…

Et c’est justement l’inconfort généré par ce scénario récurrent qui m’a conduite à vouloir y remédier de manière plus intelligente… nous y reviendrons plus tard.

Juste vouloir que les enfants arrêtent… Voilà un bon motif de consultation !

Que mon fils, ma fille, de deux ans, quatre ans, sept ans, dix ans, … s’endorme, dorme, se rendorme, ne réveille pas son frère, sa sœur, ne vienne plus dans notre lit en pleine nuit, cesse de faire des caprices, des crises de colère, de larmes, cesse de se taper la tête contre les murs à la moindre contrariété, de planter la pointe de son compas dans la cuisse de ses camarades de classe, de revenir de l’école avec des remarques de l’enseignante… que mes enfants de quatre ans, dix ans, quatorze ans, dix-sept ans, trente ans cessent de se provoquer, de se disputer, de se battre, de s’insulter… de me mentir… de jouer aux jeux vidéo… la liste semble sans fin.

Et comme il en va de tous les problèmes persistants, nous trouverons derrière ces doléances leurs lots de tentatives de solution. Quand les personnes consultent, la situation dure souvent depuis un certain temps, la tension est forte, et les « patients désignés », c’est-à-dire les enfants, ont peut-être déjà intégré le fait que, d’une certaine manière, quelque chose ne va pas chez eux.

Cet article a pour but d’explorer certains des problèmes que les parents amènent souvent dans le cabinet du thérapeute, mais aussi d’aider les thérapeutes face à cette pression des parents qui, n’en pouvant plus, ne peuvent envisager que le thérapeute puisse avoir d’autres fonctions que celles d’identifier ce qui ne tourne pas rond chez leur enfant, de « regarder sous le capot » pour faire un diagnostic, fournir une explication de ce dont il souffre, ou alors de convaincre leur enfant de troquer spontanément son comportement « problématique » contre un comportement « adapté », quel que soit son âge et son vécu, bref, qu’il écoute et fasse ce qu’on lui dit, qu’il change.

À travers des récits de cas, nous verrons comment la communication et la position du thérapeute peuvent avoir un effet facilitant et aider les parents à considérer l’importance cruciale de faire, eux-mêmes, des choses radicalement différentes de celles qu’ils font déjà et qui ne fonctionnent pas, à les appliquer réellement et à maintenir le cap sur le moyen et le long terme.

Premier cas : « Je devrais avoir plus d’autorité sur ma fille ! »

Il y a trois ans, Mme C., maman d’une petite fille de quatre ans, était venue me consulter, n’en pouvant plus, car son petit bout de fille – appelons-la Lou – était devenue ingérable depuis de nombreux mois. Toutes deux avaient profité d’une tendre relation fusionnelle depuis sa naissance, mais en grandissant, Lou devenait extrêmement exigeante envers sa mère et lui faisait des scènes violentes à tout bout de champ, en lui donnant des ordres souvent contradictoires : « Fais-moi ceci ! Maintenant, tout de suite ! Non, pas comme ça, arrête ! » Et si la maman se retirait, la petite hurlait de plus belle. Par exemple, quand la maman lui suggérait de s’habiller, elle pouvait dire : « Non, c’est toi qui m’habille ! » pour être ensuite très frustrée de la manière dont sa mère s’y prenait et la rejeter brutalement. Ou quand Mme C. venait la réveiller le matin, la plupart du temps la petite hurlait immédiatement et la repoussait : « Non ! Va-t’en ! Je ne veux pas te voir !! » Si alors elle se dirigeait vers la porte de la chambre, la maman recevait un autre ordre : « Non, ne pars pas !!! » et ainsi de suite. La maman était triste, décontenancée, désolée, elle-même devenait de plus en plus irritable et se retrouvait, perdue, en train de crier à son tour. « Je devrais avoir plus d’autorité sur ma fille, déplorait-elle, je suis la seule qu’elle n’écoute pas ». Car tout allait bien avec son papa, à l’école, chez les grands-parents, la nourrice…

Comme si cela ne suffisait pas, un autre aspect l’affligeait énormément. Quand elle était contrariée, de rage, sa fille chérie pouvait se frapper elle-même, puis hurler : « Aïe, aïe, ça fait mal, c’est ta faute !! » « Arrête, arrête ça tout de suite ! » criait la mère, mais la petite continuait de plus belle. Et là aussi, ce n’était qu’avec elle que sa fille se comportait de la sorte. En investiguant un peu, j’ai découvert que cette maman avait toujours très peur que sa fille se blesse, ou qu’elle tombe malade. De fait, elle ne pouvait pas la laisser courir quelque part en sa présence ni jouer seule à quelque distance et multipliait les messages de prévention : « Attention, tu vas tomber, tu vas te faire mal, arrête-toi, attends-moi, donne-moi la main, descends de là… » Et voilà que La-Prunelle-De-Ses-Yeux la persécutait en jouant sur ce qui la terrifiait le plus !

Une chose me frappait concernant la dynamique de leur relation : si on avait pu la représenter graphiquement, les liens de l’attention de Mme C. envers sa fille me donnaient l’impression d’un réseau très, très dense, un écheveau d’anxiété concentrée. Du côté de Lou, ses sollicitations envers sa mère n’étaient pas moins nombreuses et moins intenses. La première intervention s’est donc déroulée sur deux axes, très simples : pour l’intensité anxieuse de l’attention de la mère envers sa fille et la peur qu’il lui arrive quelque malheur, je lui ai prescrit le fantasme du pire, tous les jours pendant trente minutes ; elle devait également observer Lou en intervenant le moins possible dans les situations où elle considérait que la petite courait des risques (par exemple lorsqu’elles marchaient dans la rue, ou quand la petite jouait sur un terrain de jeux ou dans la cour, sautait sur un trampoline ou sur le canapé…), de manière à vérifier si elle était capable ou pas de marcher, courir, grimper, sauter, bref de faire tout ce qu’un enfant de son âge fait naturellement, sans se blesser, sans prendre des risques inconsidérés mais tout en apprenant (dans le sens où « les bobos sur les genoux, c’est le métier qui rentre »). Pour les violents « caprices » et les escalades symétriques entre elles, je lui ai recommandé de « surfer sur la vague au lieu de se la prendre sur la figure » en faisant de jolies prescriptions de symptôme ; et même avant cela, de ne pas espérer qu’au point où elles en étaient toutes les deux sa fille redevienne le bébé câlin et doux dont elle avait tant la nostalgie : elle s’affirmait, ses « non » étaient aussi forts que leur attachement mutuel, et elle allait faire des crises ! Qu’il fallait s’y attendre et qu’on allait profiter de ces crises. Cette stratégie s’est montrée payante : l’anxiété d’anticipation a immédiatement diminué grâce au fantasme du pire, la tâche d’observation a rassuré Mme C. en lui donnant les preuves que sa fille avait des capacités motrices normales pour son âge, elle s’est attendu à ce que sa fille fasse des crises au lieu d’espérer de tout son être qu’elle n’en fasse pas, les prescriptions de symptômes ont produit l’effet paradoxal escompté sur la mère (et accessoirement sur sa fille !), bref, en quelques séances, le problème a cessé d’exister et je n’ai plus revu Mme C.

En novembre 2020, près de trois ans plus tard, Mme C. me rappelle. Lou vient d’avoir sept ans et la situation a recommencé à se dégrader. Depuis quand ? Depuis le milieu du premier confinement. Devons-nous supposer que leur proximité et l’intensification de leur relation a provoqué une rechute ? Mme C. me décrit des scènes similaires, les dialogues semblent identiques. Elle-même a beaucoup moins de patience, elle dit non à sa fille tout de suite, d’un ton abrupt ; elle crie. Par exemple, quand elle veut passer l’aspirateur dans le salon, c’est là que Lou veut y jouer. « Non, tu ne peux pas jouer maintenant, je passe l’aspirateur. Va jouer ailleurs ! » Crise. « Je devrais avoir plus d’autorité sur ma fille », répète-t-elle. Mais elle dit aussi : « Ma fille est grande maintenant, elle devrait comprendre qu’il ne faut pas se comporter comme ça ! C’est moi l’adulte, elle devrait me respecter ! » Et tout au long de la séance, elle insiste pour que je voie sa fille, pour que je lui explique, lui fasse comprendre… Je pense à tort qu’il suffira de lui rappeler comment elle avait bien géré la situation précédente. Mais Mme C. veut trop que « ça s’arrête » pour envisager à nouveau une prescription de symptôme, elle est trop réactive, trop énervée. « Oui, mais elle devrait pouvoir réagir autrement… » Je réalise que je cours le risque de manquer la cible en lui rappelant avec trop d’insistance le succès de sa démarche trois ans plus tôt.

De la subtile prescription de symptôme, Mme C. n’a retenu qu’un « eh bien fais-la donc, ta crise ! », ou « crie si tu as tant envie de crier ! » qu’elle lance sur un ton sarcastique et dépité. Hélas, on ne pourrait pas faire pire. Elle me raconte qu’un jour, à court d’arguments et de patience, elle a finalement dit à sa fille qu’elle pouvait crier, si elle le voulait. Lou est sortie dans le jardin et a hurlé tant qu’elle a pu. Puis elle est rentrée dans la maison et est directement allée s’excuser auprès de sa mère : « Je ne le fais pas exprès, maman, c’est mon corps qui me pousse à faire ça ». Nous passons un moment à expliciter cette merveilleuse déclaration à la lumière du concept de « qualité émergente » cher à notre approche systémique et stratégique. Tout comme sa mère se retrouve dans certaines situations en train de se braquer, de crier, Lou perd le contrôle d’elle-même à certains moments. Nous allons les aider toutes les deux à retrouver ce contrôle. Mais garder son calme et ne pas partir tout de suite dans l’escalade semble au moment de cette nouvelle prise de contact au-delà des forces (ou de la motivation présente ?) de cette maman. Elle voudrait tellement m’amener sa fille, que sa fille arrête d’être comme ça avec elle !

Le seul « argument de vente » qui fonctionnera à cet instant va prendre appui sur son besoin d’avoir de l’autorité sur sa fille : « Comment avoir plus d’autorité ? N’est-ce pas en se faisant plus respecter ? Et comment se faire plus respecter ? N’est-ce pas en inspirant plus de respect ? Et comment inspirer davantage de respect ? (Mme C. soupire alors : « En effet, j’ai l’impression que personne ne m’écoute, que personne ne me respecte… ») N’est-ce pas en se montrant plus respectable ? Quand est-ce que votre fille est plus encline à vous respecter, à vous écouter spontanément ? Quand vous tombez directement dans l’énervement, quand vous vous mettez tout de suite à crier, ou quand vous pouvez prendre de la hauteur et lui dire tranquillement les choses ? »

« C’est vrai, dit Mme C., mais elle a le don de vouloir absolument me parler quand je suis au téléphone (un classique, n’est-ce pas ?), ou de vouloir jouer dans le salon au moment où je veux passer l’aspirateur. Ça m’agace et je lui dis non directement. Et là, elle ne supporte pas et ça dégénère. » Nous réfléchissons à des alternatives de réponse qui seraient moins frontales et qui leur permettraient de trouver des solutions créatives et mutuellement satisfaisantes, même si elles sont un peu loufoques. Je lui propose ma question préférée : « Comment pourrait-on faire ? » Mon idée est qu’elle puisse se la poser à elle-même, mais aussi la poser à sa fille : « J’ai/nous avons tel ou tel problème à résoudre – comment pourrait-on faire ? » C’est un appel direct à la créativité et à la responsabilité personnelles. Et c’est le contraire d’un ordre ! Ou alors : « Là je suis au téléphone, je me demande ce que tu pourrais faire d’intéressant jusqu’à ce que j’aie fini et que je revienne vers toi… » Ou encore : « Par exemple, si je passe l’aspirateur de ce côté-là du salon, tu pourrais jouer de l’autre côté, et ensuite on change ? Tu as une autre idée ? » Mme C. cueille au vol ces inspirations, qui ont l’air de l’intéresser et qui offrent une perspective bien différente d’une opposition directe. « C’est vrai, dit-elle, quand ça ne me va pas je ne pense pas à proposer autre chose, ou à lui demander si elle a des idées. » Et elle repart avec des expérimentations à faire : explorer d’éventuelles alternatives, une tâche d’observation interactionnelle des situations et des prescriptions de symptôme au besoin.

Réfléchissons un instant au thème des tentatives de solution : dans la représentation de cette maman, il y a comme une nécessité de résultat immédiat – si j’ai plus d’autorité sur ma fille, elle m’obéit et la situation est réglée dans l’instant. Nous pouvons donc formuler le thème des tentatives de solution comme suit : « Je peux et je dois me faire instantanément respecter/obéir par ma fille », ou « ma fille peut et doit se comporter comme je veux qu’elle le fasse, et tout de suite !! » Sauf que ce n’est pas comme cela que ça marche : on n’a pas de résultat sans processus, n’est-ce pas ?

À la séance suivante, Mme C. rapporte que les choses vont vraiment mieux. La tâche d’observation interactionnelle des situations lui a permis de sentir la tension qui la pousse à vouloir que sa fille « fasse tout bien », à quel point elle est « sur elle » ; elle s’est efforcée d’observer en intervenant le moins possible. Elle dit aussi : « Il faut que j’arrête de tout prendre pour moi… avec tout le monde… » Une découverte… ! Et elle me parle d’autres problèmes qu’elle rencontre dans des situations qu’elle vit comme conflictuelles et où elle n’est pas satisfaite de sa réaction. Nous récapitulons trois étapes qu’elle peut appliquer à de tels moments : 1) avoir l’intention d’explorer d’autres possibilités de réaction ; 2) orienter son attention sur l’observation ; 3) à l’instant où elle ressent la sensation-déclencheur désagréable, cette même sensation désagréable l’aidera à faire une pause et à observer.

Cette rechute lui aura ainsi permis d’opérer des réglages plus subtils dans la relation avec sa fille, et bien au-delà.

Enfant fâchée

Deuxième cas : « Un papa et sa fille font les devoirs  »

Dans cette situation, nous retrouvons la prescription de symptôme, appliquée un peu différemment.

C’est le papa d’une fillette de sept ans qui consulte : ses horaires de travail font que c’est lui qui accueille sa fille après la journée d’école, lui prépare son goûter et « l’aide » à faire ses devoirs. Mais Angélique n’aime pas faire ses devoirs, qui à son goût prennent trop de temps, elle proteste en disant qu’elle n’y arrive pas. Le papa est dévoué mais impatient, il sait que sa fille est tout à fait capable d’intégrer et de réaliser ce que l’école lui demande. Le scénario habituel est le suivant : le papa finit par dire qu’il est l’heure maintenant de faire les devoirs ; Angélique proteste ; le papa insiste, il devient de plus en plus tendu au fur et à mesure qu’Angélique argumente, négocie et pleure ; il y a des cris, une crise ; puis, la tension évacuée, las et fatigués, ils se mettent enfin aux devoirs… Ce papa est intelligent et très vif, et je crains que malgré mes indications il ne puisse s’empêcher d’être sarcastique. La « prescription de symptôme » va donc s’adresser à leur duo : « Je voudrais que demain, après le goûter, quand le moment sera venu de vous mettre aux devoirs, vous disiez à votre fille : « Ma chérie, on va tout bientôt commencer les devoirs. Je vais te le dire, tu vas rouspéter, je vais m’énerver, tu vas pleurer, on va se fâcher [vous développez un peu en décrivant ce qui se passe d’habitude, de votre part et de la sienne], et finalement on pourra s’y mettre. Donc tu sais quoi, faisons notre petit cinéma tout de suite, tous les deux. Allez, un, deux, trois, c’est parti ! » Inutile de dire qu’Angélique a regardé son père d’un air bizarre, puis ils se sont pris au jeu et ils ont bien rigolé. Les devoirs ont suivi dans la foulée, « ça a mieux passé a dit le papa. On a évité le drame émotionnel et Angélique, plus détendue, a bien vu que c’était facile ». Il a fallu un peu insister auprès du papa pour maintenir la proposition du cinéma systématique pendant deux semaines, histoire de partir sur de nouvelles bases.

À ce stade, je vous dois de revenir sur mon propre exemple, celui que j’évoquais au début, lorsque je m’étais surprise en train de faire plus de bruit que tout le monde en criant « silence ! ». Le 180° de « silence », ou de « taisez-vous », ou même de « arrêtez » est, n’est-ce pas, « continuez ! » Sur ce plan, voici ce que ça a pu donner chez nous : « Les enfants, à table, et n’oubliez pas de vous disputer dans l’escalier ! » Ou, si nous étions déjà à table : « Ah, je vois que vous avez besoin de [description du comportement en train de se manifester]. Eh bien, allez-y franchement, allez ! » Sur un autre plan, à mon sens tout aussi important, le parent doit se donner à lui-même ce dont il a besoin, ce qu’il attendrait de l’extérieur (c’est-à-dire, dans ce cas, de ses enfants, lesquels sont trop occupés à se chamailler, rire comme des tordus, faire les andouilles…). Ayant donc réalisé que j’avais besoin de calme, il m’est arrivé plusieurs fois, tout en étant à table avec eux, de me mettre dans une sorte de bulle de calme bienfaisante, une sorte de petite transe confortable. Jusqu’à ce que je sente sur moi le regard étonné de ma progéniture, qui, très attentive et très calme, me demandait : « Maman… ça va ? »

Troisième cas : « Les jumelles et la mère asservie  »

La maman qui consulte, Mme F., est divorcée depuis cinq ans, elle a une fille de dix-huit ans très indépendante et des jumelles de bientôt seize ans, en garde alternée. Tout allait bien jusqu’aux quatorze ans des jumelles. Aujourd’hui, elle n’en peut plus : extrêmement dévouée, disant spontanément oui quand on la sollicite, détestant les conflits, elle se sent depuis un an la tête de turc de ses jumelles. Les deux sont très exigeantes et très critiques à son égard : selon elles, elle ne fait rien de bien, pleure tout le temps, est mal organisée, et leur impose parfois la présence de son nouveau compagnon à la maison. Eloïse, l’une des jumelles, a depuis toujours beaucoup de problèmes, dit-elle : « Elle a peur de tout, ne peut rien faire seule, a eu des tics et des TOC et me sollicite sans arrêt pour me demander mon avis. Moi qui suis de nature calme, elle me fait sortir de mes gonds. L’autre jumelle, Clarence, ne dit en revanche rien et ne veut pas d’aide, c’est la plus critique à mon égard. Je suis arrêtée depuis quatre mois pour un douloureux problème d’épaule, elle m’accuse de ne rien faire à la maison et de me noyer dans un verre d’eau. Les deux filles ont même dit à ma mère, leur grand-mère, qu’elles ne me supportent plus ! »

Mme F. avoue qu’elle a « peur de traumatiser ses filles » parce qu’elle a divorcé et est depuis un an avec Serge, qui est très gentil. Elle leur sert de chauffeur pour un oui ou pour un non, va les chercher au lycée dès qu’elles ont une heure de perm’, anticipe tous leurs besoins, et avoue redouter plus que tout leurs cris et leurs commentaires. Elle se justifie sans arrêt. Elle n’en peut plus.

L’entretien va d’abord viser à susciter un peu d’optimisme thérapeutique chez Mme F. qui a le moral à zéro, beaucoup d’émotions et peu d’énergie. Elle répète en boucle : « Je ne vais pas y arriver, je ne vais pas y arriver ! » Je lui demande calmement mais fermement si elle souhaite que nous fassions en sorte qu’elle devienne partie prenante de la solution par rapport aux problèmes d’Éloïse, et que nous étudiions sa marge de manœuvre pour se renforcer, aller mieux, et améliorer la relation avec ses filles. Je répète cette question avec une modalité hypnotique. Elle écoute, hoche la tête, puis acquiesce, ça a l’air de lui convenir. Les prescriptions à mettre en œuvre d’ici la prochaine séance vont viser à identifier ce qui l’empêche d’aller mieux et aussi à insérer de petits changements dans son attitude vis-à-vis de ses filles.

Première prescription, une tâche de réflexion, « comment aggraver » : « D’ici notre prochain rendez-vous, je voudrais que vous consacriez chaque matin quelques minutes à réfléchir à une question théorique : si au lieu de vouloir améliorer les choses, régler chacun de mes problèmes, je voulais au contraire volontairement les aggraver, que devrais-je faire ou éviter de faire, dire ou éviter de dire, penser ou éviter de penser ? Notez les réponses, elles seront précieuses pour la suite de notre parcours. » Cette question vise à faire émerger les tentatives de solution et à générer de l’aversion à leur égard.

Deuxième prescription, une tâche d’observation : pour étudier un peu les interactions et pour que Mme F. se perçoive dans les interactions avec ses filles, je lui demande d’observer certaines situations dans une optique interactionnelle selon cette simple grille, comme si une caméra vidéo enregistrait les sons et les images : « Qui ? Fait/dit quoi ? À qui ? Sur quel ton ? Dans quelle situation, quel contexte ? Et qu’est-ce que ça donne (résultat) ? »

La troisième prescription est comportementale : comme Mme F. a clairement dit qu’elle se justifiait systématiquement et qu’elle constate que cela n’améliore pas les choses, bien au contraire (cf. question théorique), je lui suggère de ne plus le faire… même si l’on sait bien qu’il est difficile de modifier des habitudes ancrées… si elle réalise qu’elle s’est justifiée, on sera déjà contentes ! Si elle s’en rend compte pendant qu’elle le fait, ce sera parfait ! Et si elle s’en rend compte alors qu’elle commence à se justifier, ou qu’elle va le faire, se sera également très bien. Et comme Mme F. est épuisée, que son épaule la fait souffrir, je lui propose de réfléchir aux nombreux services qu’elle rend à ses jumelles et de se demander auxquels elle pourrait renoncer – pour les laisser faire elles-mêmes (quatrième prescription).

Mme F. revient deux semaines plus tard : « Bof, dit-elle d’emblée, il n’y a rien qui va ». Sauf qu’en explorant un peu, il s’avère qu’elle a remarqué qu’elle n’a pas de problèmes avec « ses filles », mais seulement avec Éloïse. La tâche d’observation des situations lui a fait réaliser qu’elle demandait très souvent à Éloïse comment elle allait, ce qui encourageait sa fille à dire qu’elle allait mal et à se plaindre. Par conséquent, elle ne lui a plus posé cette question, et elle en est fière ! Et il lui semble que sa fille s’est moins plainte. Il s’avère également qu’elle-même n’a pas pleuré une seule fois en quinze jours, que les filles sont venues à table sans rechigner, et qu’elle a moins anticipé leurs besoins. Après avoir élicité ces réponses, je lui demande si on peut appeler cela un progrès… Elle sourit. Elle m’explique qu’elle passe beaucoup de temps et d’énergie à écouter, rassurer et conseiller sa fille Éloïse, mais que cela ne mène à rien. Je suggère que son engagement ne fait malheureusement que consolider la dépendance de sa fille et son manque de confiance en soi. Dorénavant, elle devrait lui répondre : « Et toi, qu’en penses-tu ? » C’est bienveillant et cela l’aidera à développer son propre jugement. Si sa fille insiste pour qu’elle réponde, elle trouvera une excuse : « Tu sais, je suis moi-même si embrouillée et si fatiguée que je n’ai pas d’idée, désolée ». Je lui suggère également d’accorder une demi-heure à sa fille tous les soirs « pour qu’elle puisse s’épancher comme elle le souhaite tandis que vous l’écoutez dans un silence religieux (on appelle cette tâche « la chaire vespérale »), car quand vous lui répondez, vous l’aidez à se maintenir dans ses problèmes ». Quand elle est chez son père (Éloïse l’appelait tous les soirs pour parler, se plaindre, etc.), passez quinze minutes au téléphone avec elle selon le même principe. Et en dehors de cette demi-heure ou de ces quinze minutes au téléphone, on ne parle pas du tout des problèmes, plaintes, lamentations, etc. (on appelle cette instruction « la conspiration du silence »). Pour parler d’autre chose, pour échanger simplement, ce sera un autre appel téléphonique, ou alors en dehors des trente minutes de « chaire ». Je demande également à Mme F. d’observer et de noter chaque petite réussite et de continuer à faire ce qui fonctionne.

Le leitmotiv de cette maman face à chaque prescription proposée demeurait : « Je ne vais pas y arriver, je ne vais pas y arriver ! » « Nous allons bien voir, nous allons bien voir », lui répondais-je en souriant. Lors de chaque séance, un soin particulier a été apporté à relever, décrypter et commenter avec elle tous les plus petits progrès.

À la troisième séance, j’apprends qu’Eloïse n’a pas beaucoup apprécié la seule fois où elles ont fait la « chaire », que rapidement elle n’a plus eu grand-chose à dire, et qu’elle s’est moins lamentée. Et lorsqu’il lui est arrivé de se plaindre, Mme F. a pensé à la lui proposer pour le soir-même. Mme F. se sent mieux, plus détachée, moins affectée. Concernant le fait qu’elle soit taillable et corvéable à merci, ça va mieux aussi. « Parfois j’y vais, dit-elle, puis je me demande : « Mais pourquoi je fais ça ? » » Et elle avoue : « Globalement, je suis fière de moi ». Je fais écho à ce commentaire. Elle a moins anticipé chacun des besoins, chacune des envies de ses filles. Elle appréhende tout de même une grosse crise, car Serge va venir passer une semaine chez elles. Une excellente occasion d’anticiper et de faire une belle prescription de symptôme, car Mme F. n’aurait pas eu le courage d’en parler, tout en tremblant dans son for intérieur : « Je vais vous dire quelque chose qui va vraiment vous déplaire, mais quand vous rentrerez vendredi, Serge sera là pour une semaine et vous aurez certainement envie d’être super désagréables… » Et elle devra ensuite observer attentivement ce qui se passe. Je lui promets que ce sera difficile et qu’elle aura naturellement peur de ne pas y arriver, ce qui la dispense de le dire !

La semaine de vacances ne s’est pas affreusement mal passée, mais pas très bien non plus. Les filles n’ont pas fait d’esclandre mais elles n’ont pas été particulièrement sympas. Elles ont par exemple refusé d’aider leur mère quand celle-ci les sollicitait, passaient beaucoup de temps dans leur chambre, ne disaient rien à table… Mme F. et son ami faisaient tout pour la maisonnée – en même temps, ils étaient tranquilles ! Lors de cette quatrième séance, je présente à Mme F. l’idée de « sabotage bienveillant ».  C’est une manière de faire tout de même intervenir des conséquences lorsqu’un comportement ne génère pas de conséquences naturelles. Par exemple : si vous dépensez tout l’argent que vous avez sur votre compte en banque, ou que vous atteignez le seuil de retrait autorisé, vous ne pouvez plus utiliser votre carte bancaire pour payer ou retirer du liquide – c’est une conséquence. Et nous apprenons tous grâce aux conséquences, quel que soit notre âge. Si vous n’assumez rien des tâches ménagères ou que vous ne faites pas votre part, et que votre mère s’occupe de tout, vous n’avez aucune conséquence. En revanche, il se peut par exemple que votre mère oublie malencontreusement d’acheter quelque chose auquel vous tenez et que vous attendez, au prétexte qu’elle avait oublié sa liste de course, ou qu’elle est fatiguée, ou qu’elle a tant de soucis qu’elle n’a plus toute sa tête, etc. etc., et qu’elle s’en excuse ensuite platement – sans qu’aucun lien ne soit jamais mentionné avec ce que vous n’avez pas fait de manière consistante.

Nous avons ainsi navigué jusqu’à la septième séance en recourant au besoin aux interventions illustrées jusqu’ici pour consolider les progrès, en ajoutant également l’écriture de « lettres de colère » pour évacuer le ressentiment qui a fini par émerger chez Mme F. après que la peur et la culpabilité eurent disparu. Tout cela a permis à cette maman de retrouver sa dignité, son autorité et sa marge de manœuvre, et avec cela suffisamment d’énergie, en rétablissant une relation satisfaisante avec ses filles, très différente de la relation fusionelle et hyper protectrice qu’elle avait connue auparavant.

La communication thérapeutique a joué un rôle important lors de ces rendez-vous : il fallait transmettre de l’assurance et de la fermeté à la patiente, ne pas la rassurer ni valider ses gémissements, et une légère provocation délivrée sur un ton bienveillant lorsqu’elle assurait qu’elle n’y arriverait pas fournissait la stimulation nécessaire pour qu’elle déclare aussitôt qu’elle avait envie d’essayer et de mettre en pratique les indications – ce dont elle s’acquittait fort bien.

Quatrième cas : « Le frère/fils angoissé qui ne peut pas faire son travail scolaire tout seul »

C’est une famille entière qui arrive au cabinet : la mère, le père, un fils de vingt ans, une fille de dix-sept et le « petit dernier » de treize ans, Arthur, un grand gaillard déjà bien costaud. Le motif de la consultation, tel que défini par les parents : « des frictions autour des angoisses d’Arthur, qui impliquent chez lui des cris et des crises ». Ses angoisses semblent concerner son travail scolaire : il a envie de faire ses devoirs, panique de ne pas y arriver – et pour finir, il y arrive, au prix de beaucoup d’émotions et en mobilisant beaucoup d’énergie, de temps et d’attention des membres de sa famille. Que fait-il ? Persuadé de ne pas savoir et de ne pas y arriver tout seul, il demande systématiquement de l’aide et des conseils à ses parents et à ses frère et sœur (chacun ayant sa spécialité), et il les obtient abondamment. Le père s’occupe des méthodes de travail, de la SVT et de la physique-chimie, la mère des maths et du français, et le frère aîné de l’espagnol. En enquêtant un peu, il s’avère qu’une exception existe : lorsqu’il est en étude au collège, il fait ses devoirs tout seul, et visiblement cela fonctionne. Je fais donc l’hypothèse du paradoxe de l’aide : le fait de recevoir l’aide qu’il sollicite lui permet dans un premier temps de se sentir rassuré et aimé, mais même s’il s’acquitte finalement de son travail scolaire, il n’est pas fondamentalement rassuré, bien au contraire, puisque cette réalisation dépend toujours de l’aide qu’il demande et reçoit. Cette aide est malencontreusement ce qui entretient son manque de confiance et sa panique.

Le scénario problématique est habituellement le suivant : lorsqu’il se met à ses devoirs, il espère que les choses aillent vite et bien, et il est tellement peu confiant en ses capacités qu’il entre rapidement dans un état de panique et ses émotions prennent des proportions considérables – il pleure, il crie, il peut même hurler de désespoir, ce qui est éprouvant et à vrai dire inquiétant pour les membres de la famille ; son père en particulier se demande si tout « tourne rond » dans la tête de son fils. Ce scénario se reproduit plusieurs fois par semaine, et le week-end plusieurs fois par jour.

Je récapitule pour être certaine d’avoir tout bien compris, sans oublier le fait que lorsqu’il est seul au collège, en perm’, Arthur fait ses devoirs et que cela fonctionne plutôt bien. Et nous partons sur l’hypothèse que le fait de s’attendre à bénéficier systématiquement d’une aide n’est pas une aide mais un handicap, et que pour savoir ce dont Arthur est réellement capable et pour renforcer sa confiance en ses propres capacités, il est nécessaire de faire une expérimentation : il faudra à tout prix éviter de l’aider pendant les deux semaines à venir, jusqu’au prochain rendez-vous. Pas de conseils méthodologiques – que de toute manière il ne suit pas, ce qui ne fait pas de bien à sa confiance en soi -, pas de réponses, rien. Si Arthur les sollicite, ils devront simplement dire qu’ils n’ont pas le droit de l’aider. En regardant un à un chacun des membres de la famille, et Arthur, je déclare solennellement que cela les mettra certainement dans l’inconfort, mais qu’ils pourront sans façon s’en prendre à moi puisqu’ils suivront mon indication thérapeutique. Aussi drastique qu’elle puisse paraître, il semble que ce soit cette manœuvre qui a débloqué la situation.

Car à la deuxième séance, où ne sont présent que les parents et Arthur, celui-ci s’affiche « moyennement content : 50/50 », dit-il. « Des fois je m’énerve, des fois j’arrive à ne pas m’énerver ». La maman dit que des choses se mettent en place, le papa trouve que ça va bien mieux, avec de petits loupés, comme quand Arthur a été stressé et qu’il est allé voir son grand frère en insistant : « Aide-moi, aide-moi ! » Nous redéfinissons le concept de l’aide : étant donné qu’Arthur est capable, il est important qu’il continue à se le prouver, et qu’il continue à faire des efforts pour y arriver tout seul. Aider, ce n’est ni faire à la place, ni tout expliquer depuis le début en rendant l’autre passif, c’est éventuellement répondre à certaines questions. Si Arthur veut qu’on l’aide, c’est qu’il n’aura peut-être pas su répondre lui-même à certaines questions, et qu’il pourra les poser à l’un ou l’autre membre de sa famille. Autrement dit, il devra être actif et poser des questions précises – il devra mériter cette aide. Nous maintenons donc le cap : pas d’aide, sauf si Arthur arrive avec des questions précises qui montrent qu’il a été actif, qu’il a travaillé et qu’il bloque vraiment sur quelque chose qu’il peut identifier.

Mentionner le terme « questions » fait émerger le fait qu’Arthur pose déjà d’autres types de questions. Il ressent parfois des douleurs, est inquiet pour sa santé et a peur d’avoir des maladies. Il sollicite souvent ses parents en demandant : « Est-ce que je suis malade ? Est-ce que je vais devoir aller à l’hôpital ? » Si quelqu’un qu’il connaît a attrapé une maladie, il demande : « Est-ce que je vais l’avoir ? » Habituellement, et bien naturellement, les parents répondent et le rassurent. Ils lui expliquent en long et en large, lui donnent toutes sortes d’informations. Le problème, c’est que cela ne le rassure pas vraiment et que l’anxiété persiste – tout le monde est d’accord là-dessus. Cela nous donne une nouvelle piste à expérimenter : à savoir qu’à moins d’un réel problème de santé ou d’un doute de la part des parents, il faudra éviter de rassurer Arthur et, au lieu de cela, lui répondre par une question : « Et d’après toi ? »  L’idée est de l’amener à chercher une réponse en lui-même au lieu de l’attendre de l’extérieur. Puisqu’il s’inquiète de ce qu’il pourrait avoir comme maladie lorsqu’il ressent quelque chose ou qu’il apprend que quelqu’un est malade, il est également suggéré à Arthur de faire un scan corporel pendant une dizaine de minutes, le soir, à savoir de s’équiper d’un carnet et d’un stylo et de s’examiner de la tête jusqu’au bout des orteils à la recherche de tous les petits signes qui pourraient faire penser à une maladie, à un problème de santé, de noter les sensations précises ainsi que toutes les diverses choses que ce que cela pourrait être.

Par ailleurs, ajoute le papa, Arthur a beaucoup tendance à dire que « ça tombe toujours sur lui ». La tentative de solution du papa est – devinez quoi – de relativiser et d’argumenter ! Ce qui apporte de l’eau au moulin des plaintes. Pour remplacer cela, une réponse très brève et toute faite est suggérée : « Ah bon ? Toujours sur toi ? »

Toute la famille est à nouveau présente pour la troisième séance. Et tout le monde est d’accord pour dire qu’Arthur est moins énervé et plus confiant. Qu’il n’y a plus eu de crises ni de cris. Arthur n’a pas fait le scan corporel, il dit qu’il est beaucoup moins en souci pour sa santé. Les membres de la famille ayant cessé de participer au problème en faisant des choses qui ne fonctionnaient pas, la responsabilité est revenue à Arthur, qui a dit spontanément à sa mère qu’il n’aimait pas chez lui ce « trait de caractère » de s’inquiéter et de stresser à l’avance. Nous travaillerons ensemble là-dessus, lui et moi, pendant deux séances encore, jusqu’à ce qu’il s’estime satisfait.

Cinquième cas : « Notre fils de quatre ans ne s’endort qu’avec son père… »

Ce problème émerge rapidement lors d’une thérapie de couple : la tension autour de l’absence ou de la présence à la maison de Charles, mari de Sophie et père de Joseph, quatre ans. Avant d’avoir Joseph, Sophie avait fait une fausse couche. Puis elle avait été alitée pendant la deuxième moitié de la grossesse de Joseph, qui avait aussi eu des problèmes à la naissance et avait passé son premier mois de vie en service de néonatologie. Très traumatisant pour ses parents, surtout pour sa maman qui se définit « anxieuse de nature ». Jusqu’à l’âge de six mois, Joseph ne pouvait dormir que sur ses parents. Puis Charles, le papa, a dû s’absenter trois semaines d’affilée pour son travail, ce qui a été particulièrement dur pour Sophie. Elle a bien conscience que son anxiété n’aide pas à ce que les choses aillent mieux mais dit ne rien pouvoir y faire. Si Charles n’est pas là le soir, elle doit bercer son fils, rester près de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme, ce qui prend littéralement des heures. Si elle ne le fait pas, il pleure sans discontinuer, et elle n’a pas le cœur de le laisser pleurer, c’est même hors de question. Malheureusement, ou heureusement, les obligations professionnelles de Charles l’amènent à beaucoup voyager, ce qui n’était pas du tout un problème au début de leur vie de couple mais en est devenu un depuis qu’ils sont parents, et qui génère beaucoup de tension et de ressentiment mutuels. Charles trouve que Sophie devrait être moins anxieuse pour mieux gérer le coucher de leur fils, Sophie trouve que Charles devrait être plus présent et moins agressif lorsqu’elle l’appelle le soir alors qu’il est en déplacement et en plein boulot. Charles se défend d’être agressif, il trouve qu’il est plutôt impuissant – et tout cela fait un excellent combustible pour leurs problèmes de couple. C’est donc d’un commun accord qu’ils soulèvent le problème d’endormissement de leur fils. Le but étant que celui-ci puisse s’endormir aussi facilement lorsqu’il est seul avec sa mère, puisqu’il n’est pas envisageable que le père soit présent chaque soir de l’année.

À ce stade, la difficulté à laquelle est confrontée la thérapeute est la suivante : Sophie affirme être une personne très sensible, anxieuse et « hyperprotectrice » ; au vu de son histoire de mère, elle prévient la thérapeute qu’elle ne peut envisager de laisser son fils pleurer plus de quelques secondes car cela la bouleverserait trop, ce serait même insupportable – donc c’est hors de question que quiconque lui demande une chose pareille. L’intervention thérapeutique visant à mettre un terme aux tentatives de solutions qui n’ont pas fonctionné jusque-là devra donc tenir compte de cette limitation. Voici les tentatives de solution identifiées autour de ce problème : la maman explique régulièrement à son petit garçon tout le souci qu’elle s’est fait pour lui, justifiant ainsi son inquiétude à son égard ; la maman reste auprès de lui dans sa chambre (et elle se prépare à l’avance à le faire) après lui avoir dit bonne nuit, dès que l’enfant le lui demande ou fait mine de pleurnicher ; elle revient et reste auprès de lui s’il appelle, indépendamment de l’heure. Lorsqu’elle est seule, elle le garde volontiers dans son lit, même si elle sait que cela ne résout rien ; et surtout, elle pense : « Je dois être là pour mon enfant et tout faire pour lui éviter de souffrir, l’aider coûte que coûte en cas de besoin » – c’est ce que nous appelons le « thème des tentatives de solution ». Cette position est bien compréhensible pour une mère, et surtout au vu de ce qu’elle a vécu. Et lorsqu’elle appelle Charles, épuisée et frustrée, et qu’elle se « défoule » sur lui au téléphone, il se sent culpabilisé, se défend avec agressivité. Le problème, c’est que tout cela participe au maintien du problème…

Je choisis de proposer de nouvelles perspectives dans le sens d’un 180° par rapport au thème des tentatives de solution en lui racontant… des histoires. Des histoires vraies – et cela fut l’intervention thérapeutique. Car rappelons-nous, notre travail de thérapeutes stratégiques est de modifier la perception pour changer la réaction, et de modifier la réaction pour changer la perception de nos patients à l’égard de leurs problèmes. J’ai personnellement beaucoup d’histoires vraies à raconter sur ce sujet particulier, à commencer par les miennes avec mes bébés, et celles de certaines de mes amies, puis de certaines patientes et de certains couples de parents qui sont venus me voir. L’histoire qui vient en premier ce jour-là est celle d’une amie, qui il y a déjà fort longtemps, s’était installée à Paris avec son mari et leur bébé nouveau-né. Ils habitaient dans un appartement au quatrième étage sans ascenseur. Mon amie était terrorisée par la mort subite du nouveau-né et, pour une raison inconnue, elle avait fait un lien entre cette peur et le fait de laisser pleurer son bébé. Le bébé ne s’endormait pas tout seul, ni même dans les bras de ses parents. Il ne pouvait s’endormir qu’en voiture. Comme ce jeune couple n’avait pas de voiture, ils commandaient un taxi tous les soirs et roulaient dans les rues de Paris jusqu’à ce que le bébé s’endorme. Puis ils se faisaient ramener devant chez eux, montaient avec d’infinies précautions les quatre étages et déposaient le bébé dans son berceau, sans le déshabiller. Un des deux salaires était ainsi dépensé en frais de taxi, et je ne sais pas combien de temps cela a duré. Petit commentaire au passage : c’est là une histoire qui me touche personnellement beaucoup, et je crois que c’est pour cela que je peux transmettre quelque chose de fort lorsque je la raconte. Je recommande aux lecteurs de trouver leurs propres histoires et, s’ils doivent en emprunter d’autres, de vraiment se les approprier ; une histoire n’est pas une leçon, elle véhicule un vécu, des émotions, des sensations, elle touche aussi bien celui qui la raconte que celui qui la reçoit.

Les histoires que je raconte ensuite viennent de ma propre expérience avec mes bébés, des moments où ils ont rencontré, vers huit-neuf mois, des difficultés d’endormissement, comment j’ai commencé par mal gérer, puis l’aide et l’inspiration que j’ai trouvées qui m’ont permis de surmonter mon appréhension et de contacter une détermination nouvelle, puis comment nous avons surmonté l’épreuve, mes bébés et moi, en trouvant une nouvelle assurance – mais dans cette histoire, les bébés avaient tout de même pleuré. Le résultat avait cependant été beau : mon fils, puis ma fille, avaient été capables de retrouver le chemin du sommeil, et c’était moi, leur maman, qui leur avais permis d’activer cette ressource. En résumé, je raconte que j’ai dû manifester beaucoup d’abnégation pour aller dans la chambre du bébé toutes les cinq minutes au début, sans allumer la lumière ni le prendre dans les bras, mais en parlant doucement et en disant des paroles rassurantes, éventuellement en caressant légèrement le bébé s’il était couché. Après être restée au maximum deux minutes, je sortais de la chambre et retournais me coucher. J’ai répété ce scénario toutes les cinq minutes le premier soir, toutes les dix minutes le deuxième soir et toutes les quinze minutes le troisième soir, jusqu’à ce que le bébé s’endorme. J’ai fait cela parce que j’avais confiance dans le fait qu’il fallait vraiment tenter quelque chose de différent, que je voulais avoir le courage de le faire parce que je croyais et que je savais qu’en effet, mon bébé avait la compétence de s’endormir et de se rendormir. Et pour être tout à fait honnête, mon premier bébé a pleuré vingt longues minutes tout seul dans son lit le quatrième soir avant de s’endormir, puis le problème a été réglé. Entre nous, il s’agit d’un 180° au niveau des perceptions, des émotions, des comportements et enfin des cognitions.

La séance se termine et il me semble qu’après toutes ces histoires, Sophie est un peu sceptique ou plutôt qu’elle a encore peur. Je ne lui demande donc rien et ne lui donne aucune prescription directement liée à son petit. Mais elle dit qu’elle essaiera. Après avoir aussi mis en évidence ce qui se passe durant les appels téléphoniques désespérés de Sophie et Charles, je recommande à Charles, si Sophie est mal au point de ne pouvoir s’empêcher de s’épancher au téléphone, de la laisser parler sans l’interrompre, car cela met de l’huile sur le feu. Et de juste dire à la fin qu’il est désolé – ce qui est vrai – et qu’il espère que les choses se passeront mieux.

Je n’ai pas eu de nouvelles de Charles et Sophie pendant de nombreuses semaines et je me suis même demandé si quoi que ce soit avait fonctionné. C’est un couple de leurs amis proches auquel ils avaient donné mes coordonnées qui m’a appris que Joseph s’endormait maintenant très bien quand il était seul avec sa maman. J’ai su ensuite, en les revoyant, que le petit garçon n’avait même pas eu besoin de pleurer pour y arriver : encore mieux que dans mon histoire ! Je suppose que Sophie a éprouvé une confiance suffisante en elle-même et dans les capacités de son enfant à s’endormir, et en elle et lui pour y arriver le soir où elle s’est « lancée » dans ce nouveau scénario pour la première fois. Puis un cercle vertueux s’est enclenché, remplaçant le cercle vicieux et les émotions et cognitions qui l’accompagnaient.

Sixième cas : « Notre fils de treize ans est accro aux écrans »

Lorsqu’on aborde ce genre de sujet, tous les parents vous sautent dessus pour que vous leur donniez la solution. Encore une fois, au risque de décevoir, nous recherchons les tentatives de solution, leur thème et les moyens de décliner des 180° en coupant les tentatives de solution. C’est notre mantra.

Sébastien, treize ans, arrive flanqué de ses deux parents. Il est en troisième, ses notes ont sérieusement baissé, il ne travaille plus à l’école (mais il a toujours eu « des facilités »), et comme il le dit lui-même, il est accro aux écrans : ordinateur, tablette, téléphone. Un classique, désormais. Les parents sont plutôt permissifs, ont des valeurs démocratiques, et ils tablent sur la responsabilité personnelle de leurs jeunes. Cette attitude éducative a bien fonctionné avec leur premier enfant, une jeune fille de seize ans, très autonome et responsable. Mais force est de constater que les choses sont bien différentes avec leur deuxième. Les parents rentrent à la maison après les enfants, qui font donc ce qu’ils ont décidé de faire entre le moment où ils rentrent de l’école et celui où les parents arrivent. Ceux-ci se sont contentés de dire et de répéter que « d’abord on fait les devoirs et après on joue », pas plus de tant de temps par jour, etc. etc. – tous les pieux conseils que l’on connaît bien. Et de se plaindre que leur fiston n’en tient pas du tout compte. Il joue aussi la nuit, se couche à point d’heure, est crevé le lendemain matin. Leur diagnostic : c’est une addiction. En bref, ils disent des choses mais ne font rien. Ayant compris cela, je demande à l’intéressé : « D’après toi, que faut-il faire ? » À la stupeur générale, il répond : « Il faut cadenasser l’ordinateur ». Faire quelque chose, donc. Et quelque chose de drastique. Les parents sont consternés. « On ne va tout de même pas faire une chose pareille », s’exclament-ils. « Pourquoi pas, dis-je, nous avons bien entendu Sébastien, ça vient de lui. » Après quelques protestations de la part des parents et quelques recadrages – la tentation est trop forte, impossible d’y résister avec ses seules volonté et responsabilité, et Sébastien reconnaît qu’il a un problème et veut s’en sortir -, le papa se déclare d’accord pour bricoler un boîtier. Nous faisons un peu d’humour sur le mélange des technologies.

À la deuxième séance, ils m’annoncent que l’ordinateur est dans un coffret en bois fermé avec un cadenas dont les parents ont la clé. Sébastien a moins joué, puisqu’il n’y a eu accès que pendant les horaires « officiels », et il convient que ce n’a pas été facile tous les jours ; mais il a recommencé à faire ses devoirs et a ressorti une ou deux de ses maquettes de modélisme, son hobby jusqu’à quelques mois auparavant. La maman se plaint qu’il s’est levé dans la nuit pour lui « piquer » son téléphone professionnel dans son sac ! « Vous vous imaginez ? C’est impensable ! » s’écrie-t-elle. « Mais Madame, dis-je, il est accro ! Il faut mettre votre sac sous clé ! » « Je ne vais tout de même pas faire ça chez moi », répond-elle. « Ah bon, donc vous allez laisser l’addiction gagner ? » S’ensuit un dialogue semblable à celui de la première séance, devant l’adolescent – comme cela, tout le monde est au courant ! La maman devra être plus maligne et s’arranger pour qu’aucun téléphone ou tablette ne puissent être « piqués » pendant les heures interdites. Ni les siens, ni ceux de la grande sœur ou du papa. Et tout le monde devra veiller à maintenir cette politique dans la durée.

Ce qui fut fait. Et deux mois plus tard, Sébastien pensait à autre chose et se réjouissait de bientôt passer au lycée.

Cette situation fut plutôt simple à résoudre. Et les parents, qui au début auraient bien voulu que je convainque leur fils de l’intérêt de la responsabilité personnelle – ce qu’ils s’étaient attaché à faire avant de penser à venir me voir – n’ont pas opposé trop de résistance pour faire des choses différentes afin de changer la dynamique improductive, des choses qui n’allaient pas de soi pour eux à première vue. Et ils ont aussi eu le courage de tenir le cap pendant le temps nécessaire à ce que leur fils puisse à nouveau élargir la gamme de ses plaisirs et de ses intérêts, en dehors des écrans. On n’a décidément rien sans rien.

Conclusion

Vous le voyez, même si les situations racontées ci-dessus sont uniques à chaque individu, à chaque famille du fait des détails spécifiques qui les caractérisent, la structure du fonctionnement de leurs scénarios est si courante dans la pratique quotidienne d’un « psychothérapeute généraliste de ville » que ceux-ci peuvent sembler banals. Mais les interventions réussies sont source d’une immense satisfaction : la paix familiale retrouvée, des enfants et des jeunes plus apaisés et qui peuvent grandir sans structurer en eux-mêmes la croyance qu’ils sont méchants ou inadaptés, qui se sentent disponibles pour vivre leur vie et apprendre, des parents moins crispés (et parfois moins apeurés), plus confiants en leur capacité d’être parents, des relations plus naturelles et joyeuses…

Entendons-nous : ce n’est pas que l’on vise, consciemment, un résultat si idyllique. C’est que l’on aura fait ce qu’il faut avec le(s) parent(s) qui consulte(nt) pour que ne soient plus alimentées les interactions qui maintiennent ou exacerbent les scénarios conflictuels capables de transformer littéralement la vie en cauchemar. Ou, comme on dit chez nous, qu’on aura enlevé les pierres de notre jardin pour que les fleurs puissent pousser, et qu’avec ces mêmes pierres on aura fait de magnifiques rocailles.

Un article de Nathalie Koralnik, tiré d’une conférence proposée en ligne en novembre 2021.

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