Cet article illustre différentes façons d’utiliser des « tâches d’écriture » pour aider des patients à surmonter des situations traumatisantes qu’ils ont vécues dans le contexte du Covid-19.

Je continue à voir son visage…

Le visage marqué et souriant, Julia se présente comme une jeune infirmière diplômée, mais avec déjà une certaine expérience… Il y a quelques mois, alors qu’elle est encore en stage, Julia est sollicitée pour travailler dans l’accueil des patients Covid-19. Elle accepte volontiers le défi, se disant que ce sera une bonne expérience. Au départ, elle se sent fière d’être en première ligne, tout comme sa famille qui l’encourage et la félicite. Mais avec le surnombre de patients, le stress, la cadence infernale, les tensions entre professionnels épuisés, la récupération devient de plus en plus difficile pour elle. La goutte d’eau arrive après des semaines très tendues, alors que son service est au complet… Les patients le sentent et l’un d’eux agrippe son bras, un homme avec des cils blonds et de petites taches de rousseur. Il l’implore : « Sauvez-moi, s’il vous plait, j’ai des enfants, ne me laissez pas mourir, dites-moi que vous n’allez pas me laisser tomber, s’il vous plait ! » Quelques jours plus tard, ce patient décède. S’en suivent plusieurs jours où de nombreux patients meurent les uns après les autres.

Sa hiérarchie suggère à Julia de poser quelques jours de congé, mais elle refuse. Lorsqu’elle sort de ses gardes, épuisée, elle se met à boire seule, de plus en plus, jusqu’à se réveiller le matin encore habillée de la veille. C’est un répit, car elle n’a alors pas à voir une fois encore derrière ses paupières les visages désespérés, souffrants et essoufflés, notamment celui de cet homme qui l’a suppliée… Elle vit une double vie : professionnelle inépuisable, au sourire figé, relayant les plus fatigués, et, dès qu’elle n’est pas de garde, dégoutée de tout, perdant foi dans son métier, ivrogne. Son service est revenu à la normale, mais pas elle, dans sa tête elle voit encore les brancards se déplaçant à toute allure… Elle ne le dit à personne et continue à fréquenter les gens, déjeune avec sa famille le weekend, et vide les bouteilles une fois rentrée chez elle…

Julia nous dit que ce qu’elle voudrait surtout c’est arrêter de boire. Nous répondons que dans un contexte pareil cela a été pour elle une manière de tenter de gérer la situation, et qu’encore aujourd’hui il semble que boire l’aide en quelque sorte… Elle en convient mais dit qu’il devrait y avoir une autre gestion possible de la situation, moins « éthylique ». Nous lui proposons dans un premier temps le difficile travail de revenir en détail sur son expérience aux premières loges de la pandémie… de se remémorer chacune de ces expériences douloureuses et de les écrire pour permettre au cerveau de réorganiser l’information qui n’a pas eu le temps d’être digérée pendant la crise.

Elle accepte un peu surprise et à la séance suivante, nous dit que cela a été difficile de se mettre à raconter le drame, mais qu’à chaque fois qu’elle l’a fait, elle s’est sentie soulagée. Parfois, ce travail d’écriture l’a tellement fait pleurer qu’elle s’est endormie, mais certains jours elle a encore bu, seule dans son lit. Nous lui demandons de poursuivre ce roman d’un cauchemar, « de l’apocalypse », dit-elle. « De l’apocalypse », répondons-nous, et elle nous sourit d’un sourire plus ample qu’au premier rendez-vous. Nous lui disons de ne pas arrêter de boire pour le moment, que ce besoin cache probablement des messages qu’il faut écouter, et que, chaque soir, dès qu’elle sent le besoin de boire, elle commence par noter ce qu’elle ressent, ses préoccupations, pensées, émotions, questions, tout ce qui lui vient, et qu’ensuite elle peut se mettre à boire tranquillement.

A la séance suivante elle nous dit avoir continué à écrire son journal. « Je crois que si je n’étais pas en train de l’écrire je finirais par croire que c’était un cauchemar, mais un cauchemar dont je n’arrivais pas à me réveiller. Cela peut recommencer, mais pour le moment c’est du passé. Je pense toujours à certains patients, à cet homme roux désespéré, mais je ne suis plus moi-même désespérée, juste tellement triste. » Concernant la deuxième prescription, divers sujets lui sont venus. Elle sent qu’elle n’a plus envie de faire ce métier. Nous avons exploré toutes les conséquences d’un éventuel changement de métier, pour elle et pour sa famille. Cela lui a permis de commencer à parler de ses doutes avec ses proches, d’affronter un regard qu’elle craignait et qui l’obligeait à faire comme si rien n’avait changé malgré une expérience qui l’avait transformée. Julie a finalement décidé de continuer son métier d’infirmière, mais en libéral, avec un rythme différent, et a commencé à chercher un cabinet tandis que la tristesse s’estompait peu à peu…

Je ne le reconnais plus…

Anne vient consulter à la demande de son médecin. Son mari a attrapé le Covid-19 à 50 ans, a fait d’importantes complications respiratoires et a été hospitalisé en urgence. Il a été endormi, intubé et mis sous respirateur artificiel. Des jours et des semaines de désespoir s’en sont suivis. Anne avait très peu de nouvelles, un message par jour pour la tenir informée de l’état de son mari, le plus souvent « état stable », mais il arrivait qu’il n’y en ait pas et elle était alors en proie au désarroi, l’imaginant mort, sursautant dès que le téléphone sonnait, dans la crainte d’une annonce terrible. A cette situation inquiétante s’ajoutait la nécessité de maintenir son travail à distance, de s’occuper de trois adolescents, gérer les corvées quotidiennes, leurs questions à propos de leur père, leurs pleurs le soir, et les siens, qu’elle devait cacher.

Trois semaines se sont passées avant qu’on puisse le réveiller. Il avait perdu 12 kilos, ses muscles avaient fondu, mais il a tenu à rentrer à la maison plutôt que d’aller dans un centre de réhabilitation. Il lui a raconté l’enfer qu’il avait vécu, la douleur, l’angoisse, la peur de mourir, et que, quand il a été réanimé, il était si désorienté qu’il a cru que toute sa famille était morte et qu’on ne voulait pas le lui dire. Elle était si heureuse qu’il soit là, vivant, et en même temps, elle ne le reconnaissait pas. L’homme vigoureux qu’elle connaissait était devenu un être plaintif, chétif, qui pleurait sans cesse. Bien sûr elle comprenait que ce qu’il avait vécu était terrible, mais il était sorti d’affaire maintenant, non ?

Dans son entreprise à elle, on commençait à licencier et elle devait reprendre son travail à bras le corps. Mais elle avait maintenant un quatrième enfant à la maison… Très vite, elle s’en voulait de penser cela… n’empêche qu’elle le pensait et qu’elle a commencé à lui en vouloir. Le soir, quand elle était affairée, il venait lui dire combien tout cela avait été dur pour lui, et il se mettait à pleurer. Anne le rassurait, lui disait que c’était du passé, qu’il avait eu de la chance, qu’il était temps de passer à autre chose, est-ce qu’il pouvait lui attraper le linge à étendre ?

A la suite de ces échanges, loin de se reprendre, monsieur devenait de plus en plus plaintif et pouvait passer des heures sur le canapé, perturbant le rythme de la maison, inquiétant les enfants, et enrageant sa femme qui tentait toujours de se retenir. Certains jours elle compatissait, d’autres jours elle ne pouvait s’empêcher de lui envoyer des « piques ».

Nous avons rejoint le fait qu’elle avait traversé tellement d’épreuves et qu’il était naturel qu’elle se sente fatiguée et tente de remonter le moral de son mari, mais, vu qu’il ne répondait pas à cela de façon positive, cela pouvait indiquer un fonctionnement dans lequel plus on tentait de le remonter, et moins il se sentait compris. Nous lui avons proposé de changer de position et de lui dire qu’elle avait été si ébranlée par les derniers mois qu’elle avait eu besoin de consulter quelqu’un pour l’aider, et qu’elle voyait bien que pour le moment elle n’arrivait pas à l’aider lui. Qu’elle lui propose de venir en consultation et voir si cela pourrait l’aider.

Nous lui avons aussi demandé d’écrire tout ce qu’elle appelait « ses sentiments négatifs » qu’elle tentait d’étouffer, tous les reproches qui lui brulaient la poitrine et qui sortaient parfois, la faisant se sentir encore plus mal, et bien entendu, pour se permettre d’aller aussi loin que possible, de tout mettre dans une enveloppe et la fermer de sorte que personne ne puisse en lire le contenu, ni elle-même – ce qui était sorti ne devrait pas être ravalé – et que ce travail thérapeutique puisse s’exercer sans censure.

Anne est revenue avec son mari. Ils ont été vus à tour de rôle et ensuite ensemble. En faisant son travail d’écriture elle a été surprise de la rage qu’elle ressentait, elle avait tellement porté et portait encore tout à la maison, les enfants emboitaient le pas à leur père tandis qu’elle devrait s’occuper de tout. Nous lui avons proposé de continuer à évacuer cette rage contenue, mêlée à la peur, à la fatigue, à l’inquiétude et tout ce qui viendrait. D’autre part, nous lui avons suggéré de choisir certaines tâches, et de ne pas les faire sciemment, en expliquant combien elle était fatiguée, surprise elle-même, qui avait toujours été si active, d’avoir tant de mal à prendre en charge la logistique de la maison. Elle devait s’allonger sur le canapé et regarder évoluer la famille sans se lever et quand on lui demandait : « A quelle heure on mange ? » elle devait répondre : « Je ne sais pas mon chéri, vois avec papa ».

Monsieur nous a raconté les semaines d’angoisse, et le fait qu’il tentait d’expliquer cela à ses proches sans succès, et aussi combien il se sentait seul et incompris. Nous lui avons dit que certaines expériences sont tellement personnelles et profondes qu’elles sont indicibles, et que cet effort de tenter de se faire comprendre, alors que c’est impossible, provoquait inéluctablement déception et solitude. Ce fut l’occasion de lui proposer un travail personnel : acheter un grand cahier et chaque jour y déposer ce récit de sa transformation, toutes les émotions éprouvées, toutes les sensations corporelles, toutes les pensées douloureuses, jour après jour, se confier à son journal et consigner son vécu.

En les réunissant, nous avons demandé au couple de prendre 15 minutes une fois par jour pour que monsieur raconte à madame tout ce qu’il aurait envie de raconter, et sachant qu’il n’y avait pas de réponse possible, elle devait juste l’écouter, sans l’interrompre. En dehors de ce temps, si monsieur éprouvait le besoin de partager, il devait le faire dans son cahier, et madame devait lui dire « ce sujet mérite toute mon attention, attendons notre quart d’heure ». Nous avons ajouté que nous avions perçu la fatigue de madame et qu’il était important qu’elle se ménage.

A la séance suivante madame fit état de l’amélioration de son mari : il s’était mis à se raser tôt le matin et il ne se plaignait plus au cours de la journée. Ce qui l’étonnait davantage est que pendant « leur quart d’heure », elle avait été profondément touchée par ce qu’il disait, comme si elle l’entendait pour la première fois. Nous avons proposé qu’ils espacent cet exercice à un jour sur deux, et ensuite au besoin. L’œil pétillant, elle raconta comment ses propres « séances canapé » avaient aidé son mari, qu’il était devenu plus actif avec les enfants et avec les corvées.

Monsieur nous a fièrement montré son cahier rempli. Depuis quelques jours, il sentait qu’il avait moins à dire. Nous lui avons demandé de continuer jusqu’à ce qu’il ait tout épuisé. Il nous a dit qu’il s’inquiétait de voir sa femme si fatiguée, qu’il n’avait pas mesuré sa charge de travail et vu qu’il était à la maison qu’il pouvait faire davantage pour l’aider. Nous l’avons soutenu dans cette idée et ajouté que ce travail pourrait participer de sa rééducation physique. Non sans humour il a relevé que le fait d’être un bon homme au foyer était son nouveau sport. Peu à peu, le couple a trouvé une nouvelle organisation et les séquelles de la maladie ainsi que les difficultés relationnelles se sont estompées, jusqu’à disparaitre.

La belle-fille indigne

Marianne, 55 ans, a perdu sa mère à l’âge de 2 ans. Son père s’est remarié quand elle était encore petite et si ses trois frères aînés ont assez vite considéré Nelly, comme leur maman, ce ne fut jamais le cas pour Marianne. Certes Nelly lui apportait tout ce qu’il fallait au niveau matériel mais jamais rien d’affectif. Pendant toute sa vie, Marianne a eu le sentiment de subir l’emprise de ses frères, chacun ayant à sa façon une influence sur elle. Pour eux, elle est toujours restée « la petite sœur fragile, pas sûre d’elle et mal dans sa peau ». Et en effet, elle se dit dépressive depuis toujours.

Marianne a essayé de fuir cette dépendance en se mariant pour pouvoir quitter au plus tôt la maison familiale. Mais elle a remplacé une emprise par une autre : son mari décidait tout pour elle et la traitait comme une incapable. C’est pourquoi, il y a 10 ans, elle l’a quitté pour s’émanciper et pouvoir enfin suivre sa propre voie.

Quelques années plus tard, elle commence une thérapie dans le but de régler une fois pour toutes ses problèmes relationnels avec ses frères. Avec l’aide de sa thérapeute, elle se renforce doucement, arrive à suivre ses envies et son chemin à elle, à dire non, à ne plus se laisser culpabiliser… et décide d’oser poursuivre son rêve : aller vivre sous le soleil du Portugal ! Et cela contre l’avis de ses frères : « Tu n’y penses pas, comment vas-tu te débrouiller seule là-bas ? Et puis qui va s’occuper de Nelly ? »

En effet, depuis la mort de son père, Marianne prend en charge sa « maman adoptive », Nelly, à la demande de ses frères, qui sont beaucoup trop occupés professionnellement. Elle reçoit en outre continuellement critiques et reproches de leur part parce qu’elle ne fait jamais les choses « assez bien ». Elle part donc pour le Portugal un peu inquiète, mais pleine d’espoir.

C’est juste après son départ que se déclare la crise du Covid-19 et que Nelly, placée en maison de repos par ses frères, décède de la maladie. Marianne apprend la nouvelle plusieurs semaines plus tard, alors que Nelly est déjà enterrée, car ses frères ne l’ont pas prévenue du décès. Elle n’a donc pas la possibilité d’assister à ses obsèques, et, à 3’000 kilomètres, se sentant complètement impuissante, elle vit cela comme une punition, comme une exclusion supplémentaire.

La douleur de Marianne n’est pas due à la perte de Nelly, qu’elle n’a jamais considérée comme une mère. Le plus insupportable c’est que, croyant avoir échappé à l’emprise de sa famille, elle continue à s’en sentir prisonnière. « Ils font toujours en sorte que je me sente déloyale, ce doute est horrible pour moi : ne suis-je donc pas une personne loyale ? » Voyant que cette notion de loyauté semble très importante pour elle, nous proposons ce recadrage : « Mais, en fait Marianne… Au fond, à qui êtes-vous restée parfaitement loyale ? » Au bord des larmes, elle réfléchit et ne trouve pas… « Vous êtes restée entièrement et complètement loyale à votre maman à vous ! ». Elle continue à réfléchir un petit moment puis avec un grand sourire nous dit : « Ça me fait beaucoup de bien ce que vous me dites là ! ».

L’intervention consista ensuite à lui faire imaginer comment elle aurait voulu faire dans cette situation, idéalement. « Ne pas partir au Portugal ? Continuer à s’occuper de Nelly jusqu’à la fin et ne prendre son indépendance qu’une fois libérée de cette charge ? Rentrer en Belgique sitôt le confinement annoncé ? » Marianne finit par reconnaitre qu’elle ne regrettait rien et que si c’était à refaire, elle referait exactement la même chose avec les risques et sacrifices qu’elle assume au fond pleinement.

Nous avons ensuite réfléchi ensemble au fait que peut-être jamais ses frères ne comprendraient, ni n’approuveraient son point de vue ni ses choix… et nous lui avons demandé ce qu’elle ferait si elle était sûre et certaine qu’à l’avenir, quoi qu’elle fasse, jamais elle ne serait validée dans ses décisions par sa famille. Elle répondit qu’elle vivrait sa vie sans faire plus aucun geste envers eux. Mais, elle allait de toutes façons devoir les contacter à un moment ou un autre afin de régler les formalités d’héritage liées à la mort de Nelly. Et elle craignait que sa rancœur ne transparaisse et ne la fasse une fois de plus passer pour la petite sœur fragile, qui gère mal… elle voudrait pouvoir montrer un peu plus d’indifférence.

Nous convenons alors qu’elle écrive une lettre à chacun de ses frères où elle déversera tout ce qu’elle a toujours voulu leur dire sans jamais oser le faire par peur de leur réaction, tous les reproches et doléances qui la rongent et qu’elle a besoin de « sortir d’elle ». Sans relire, sans les leur envoyer et puis qu’elle détruise ces lettres. Deux semaines plus tard, elle se dit apaisée par rapport à tout ça, elle sent qu’elle a fait les bons choix… sans aucune nouvelle de ses frères, ni aucune information quant à la succession, elle ne s’inquiète pas trop : « On verra bien, ça finira toujours bien par devoir se faire ! »

Il est mort en croyant que je l’avais abandonné !

Cathy a perdu son père âgé pendant le confinement. Comme il avait fait plusieurs chutes, seul chez lui, elle avait tenté de lui faire accepter d’intégrer une maison de retraite, où il pourrait bénéficier de soins continus, de repas prêts et d’un peu de socialisation. Mais son père avait refusé catégoriquement d’aller dans ce qu’il appelait « Ces endroits pour les vieux finis. La famille vient au départ et après ils sont oubliés pour du bon ! ».

Il avait la maladie d’Alzheimer et avait besoin de quelqu’un toute la journée, elle travaillait. Elle a donc fait campagne jusqu’à ce qu’il cède, en lui promettant de venir le voir chaque dimanche, d’assister à la messe avec lui et de déjeuner ensemble – bien plus que ce à quoi ils étaient habitués…

Cathy n’a malheureusement pas pu tenir son engagement plus de trois semaines – le confinement lié au Covid-19 l’a empêchée de lui rendre visite avant qu’elle puisse lui parler de ce qui se passait.  Elle n’était pas sûre qu’il ait bien compris la raison de son absence, car quand elle téléphonait, il refusait de lui parler. Le personnel l’assurait qu’ils lui avaient expliqué, mais elle savait bien qu’ils étaient tous débordés de travail… C’est dans ce contexte que son père a attrapé le virus et est décédé rapidement, sans qu’elle n’ait pu le revoir ou lui reparler.

Ses proches lui dirent alors que ce n’était pas de sa faute, qu’elle ne devait pas se sentir coupable. Sentant qu’ils ne comprenaient ce qu’elle ressentait, elle évita peu à peu de leur en parler ou de leur montrer à quel point elle était affectée. Presque cinq mois après ces événements, elle se sentait de plus en plus mal, avec des difficultés pour s’endormir et des cauchemars terribles où son père l’accusait de lui avoir menti, ou alors dans lesquels il était à l’agonie, et elle se réveillait en pleurs : « Comment ai-je pu le laisser, j’aurais dû faire quelque chose, il est mort en croyant que je l’avais abandonné… je n’arrive pas à me pardonner de lui avoir infligé ça ! »

Lors de notre premier rendez-vous, nous avons évité de commettre l’écueil de tenter de la convaincre qu’elle n’était pour rien dans la souffrance de son père : « Quand bien même ce n’était pas votre intention, le fait de ne pas avoir pu lui rendre visite a pu le faire souffrir, de votre absence, de ne pas comprendre le pourquoi… » « C’est ça, il est mort comme il l’avait craint, seul. » A la fin de cette séance, nous lui avons demandé de prendre un moment, chaque jour, de s’isoler et d’écrire en détail la liste de tout ce dont elle était coupable en lien avec son père, et de laisser venir ce qui venait, les larmes, les cris, le désarroi. Au deuxième rendez-vous, Cathy revint plus apaisée, la liste était étonnement courte, et elle est arrivée à la conclusion que sa plus grande erreur était d’avoir fait une promesse sans savoir si elle aurait les moyens de la tenir. Elle aurait dû dire à son père « je ferai tout mon possible pour venir, toujours », sans promettre, parce que, pour elle, ne pas tenir parole c’était le pire, « mais comment aurais-je pu deviner ce qui allait se passer ? » Elle s’est rappelée être allée aux portes de la maison de retraite, avoir supplié qu’on la laisse entrer, et avoir accepté de repartir en comprenant que c’était pour la protection des résidents. « Je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement, mais j’aurais tellement aimé que mon père le sache, si j’avais pu le lui dire au moins… »

Nous lui avons demandé s’il y avait encore un moyen pour communiquer avec lui, ce qu’elle lui dirait si elle le pouvait encore. Et nous lui avons demandé, chaque soir, d’écrire une longue lettre à son père, en lui expliquant tous les événements, l’interdiction de lui rendre visite, les coups de fil passés, sa préoccupation de le savoir malade, la tristesse infinie de savoir qu’il était mort sans famille autour de lui, la douleur de ne pas avoir pu lui tenir la main…

Cathy a fait scrupuleusement ce travail et nous a raconté qu’elle avait beaucoup pleuré en écrivant et qu’elle s’était sentie proche de son père en le faisant. Elle ne savait pas si c’était l’effet des lettres mais les cauchemars s’étaient arrêtés. Nous lui avons demandé si elle sentait qu’il y avait encore d’autres choses à faire, et elle dit que oui, une dernière lettre à écrire.

Au dernier rendez-vous, Cathy dit qu’elle va beaucoup mieux, qu’elle a repris goût à la vie et dort bien. Dans sa dernière lettre à son père, elle lui parle d’amour et de tout ce qu’il a été et sera toujours pour elle. Elle est allée la lui lire dans le jardin où ses cendres ont été dispersées, et ce jour-là il bruinait, c’était un dimanche, et elle a senti qu’elle a pu communiquer directement avec lui, communier avec lui, là où il est et où l’Alzheimer n’existe pas…

Un article de Vania Torres-Lacaze, Annick Toussaint et Guillaume Delannoy, initialement publié en juillet 2020 dans le numéro n° 58 de la revue Hypnose et Thérapies Brèves.

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