A partir de maintenant, et jusqu’à notre prochaine rencontre, je vais vous demander de ne plus du tout parler de votre problème, et ce à qui que ce soit. Vous pouvez bien entendu continuer à parler de tout autre sujet, mais plus un mot à propos de ces difficultés récurrentes que vous rencontrez. Car, contrairement à ce que nous dit le sens commun, à savoir que parler d’un problème est nécessairement chose utile, dans votre situation, les choses fonctionnent exactement à l’inverse : plus vous parlez de votre problème et plus vous le rendez présent dans votre vie. A chaque fois de vous serez tenté d’en parlez, rappelez-vous que c’est comme si vous alliez mettre de l’engrais sur une mauvaise herbe…

Dans notre culture occidentale, on considère généralement que le fait de parler des problèmes constitue la meilleure façon de les résoudre, ce sur quoi reposent d’ailleurs de nombreuses approches thérapeutiques, sortes de « cures par la parole… ». Mais force est de constater que si la parole peut apaiser ou libérer dans certaines situations, il existe aussi de nombreux problèmes qui sont alimentés par le simple fait d’en parler. Les contextes dans lesquels le fait de parler du problème est susceptible de devenir une tentative de solution aggravante sont en réalité tellement nombreux que le recensement que nous vous proposons dans le cadre de cet article ne prétend nullement à l’exhaustivité.

Quand parler, c’est se plaindre

Un jeune homme « déprimé », passe ses journées à se plaindre à sa mère, à son beau-père et à ses trois grandes sœurs. Il est le dernier de la fratrie à ne pas avoir quitté le « nid » familial, il se sent laid et peu attirant, victime d’un père qui l’a abandonné dès son jeune âge, en décrochage scolaire depuis un an, il ne parvient pas à trouver une orientation pour ses études… Tous passent beaucoup de temps à l’écouter, à le rassurer, à lui dire qu’il a beaucoup de qualités. La maman lui dit qu’il est le plus beau de ses enfants, qu’il a un énorme potentiel, que les choses vont bien aller pour lui. Ce jeune homme, qui souffre beaucoup et qui passe des heures à s’épancher et à se plaindre, ne trouve finalement pas là un soulagement durable. Comme le souligne François Roustang dans La fin de la plainte :

« Je me plains pour laisser intact mon chagrin, pour n’avoir pas à y toucher, à l’aborder ou à l’affronter (…) plainte qui se campe sur des positions imprenables. Plus rien ni personne ne saura me consoler (…) la plainte devient bientôt, parce qu’elle dure, une fixation répétitive qui alimente le chagrin au lieu de l’épuiser. » 1

En outre, la déprime devient alors souvent contagieuse, les proches se sentant cruellement impuissants à aider leur fils, leur frère, leur conjoint… En interdisant toute discussion « libre » autour du problème, nous avons permis à ce jeune homme et à sa famille de retrouver rapidement des relations beaucoup plus agréables. Qui plus est, ne perdant plus tout ce temps et toute cette énergie à se plaindre, le jeune homme s’est doucement remis dans le cours de la vie, recommençant des sorties avec ses amis, reprenant ses études…

Parler aux « mauvaises » personnes

Monsieur se plaint auprès de ses amis de la relation qu’il entretient avec son épouse, mais cela ne change en rien ladite relation car il évite toute discussion avec elle… Une équipe passe toutes les pauses café à dire tout le mal qu’ils pensent de leur patron, sans jamais oser aller lui parler directement… Il arrive ainsi souvent que la plainte soit partagée avec des personnes extérieures à la situation problématique et qu’en parallèle, la personne qui se plaint n’affronte pas le problème là où il pourrait se résoudre. Dans ces situations, les personnes obtiennent bien sûr certains bénéfices : le sentiment d’être compris ou d’avoir raison, une forme de cohésion face à un ennemi commun… mais en attendant, rien ne change…

« Depuis tous ces mois où vous parlez entre vous quotidiennement des lacunes managériales de votre patron, est-ce que cela a fait évoluer la situation ? »

Il suffit parfois qu’une ou deux personnes de l’équipe changent d’attitude et refusent de participer à ces discussions « stériles » pour que toute la dynamique relationnelle problématique évolue vers des modes de régulation plus directs et plus efficaces.

Parler… mais ne rien faire

Parfois la personne se plaint directement à celui ou à celle dont le comportement la gène… mais continue à accepter, ou à tolérer, lesdits comportements. Face à un compagnon volage, une femme exprime régulièrement son insatisfaction : « Tu es vraiment un égoïste ! Si tu as une copine, tu me laisses de coté pendant des semaines, et dès que tu te retrouves seul, tu viens me chercher ! C’est inacceptable ! » … mais elle continue à se jeter à son cou dès qu’il l’appelle… On invitera alors la personne à moins parler mais à agir de façon plus congruente, par exemple en se montrant moins disponible et moins empressée.

On trouve des situations du même type lorsque des parents nous disent être très sévères avec leur enfant, mais qu’un examen plus précis du processus fait apparaître une grande dureté verbale (cris, insultes, menaces, chantage…) mais un grand laisser-faire dans les actes. A savoir que leur enfant, ou leur adolescent, ne vit pas véritablement de conséquences à ses agissements problématiques. Comme le dit le proverbe, « le chien aboie… et la caravane passe ! ». Un éducateur dans un foyer pour adolescents nous a raconté une délicieuse anecdote à ce sujet : Après une heure et demie passée avec un jeune, ses parents, l’éducateur référent, le pédopsychiatre et le directeur de l’institution à lui faire la morale, à le raisonner et à lui « remonter les bretelles », en sortant de la pièce, le jeune chuchote à son éducateur : « 374 fois ». « 374 fois quoi ? » demande l’éducateur intrigué… « J’ai battu des paupières 374 fois pendant cet entretien ! ». Dans des situations de ce type, on invitera les adultes à arrêter d’essayer de raisonner le jeune par de mots, mais de plutôt l’amener à vivre plus concrètement des conséquences à ses actes.

Un autre exemple est celui d’un patient tentant de réparer la relation avec son épouse après une infidélité par des promesses et de belles paroles pour la convaincre, pour la rassurer mais aussi pour se rassurer lui-même : « Tu vas voir, j’ai changé, je te promets que jamais ça ne se reproduira, tu peux me faire confiance à partir de maintenant c’est un autre homme que tu as en face de toi, j’ai compris, cela m’a ouvert les yeux… ça va aller, tu vas bien, tu me fais confiance hein, dis, tu me crois ? », sans pour autant réussir à regagner la confiance de madame. « Arrêtez de promettre et de parler et parler encore, et par là d’alimenter le problème ! Agissez, c’est la seule façon de véritablement rassurer votre compagne ! »

La réaction des autres

Un chef d’entreprise vient de vivre une situation très douloureuse dans laquelle il s’est senti trahi par une de ses employées en qui il avait placé toute sa confiance. Plein de déception et de rancœur, il passe de nombreuses heures à parler de ce qui s’est passé à sa conjointe, à ses sœurs et à ses parents, dont il est très proche. Ces derniers lui disent qu’il prend les choses trop à cœur, qu’il devrait prendre de la distance… ce qu’il ne parvient justement pas à faire ! Ce qui fait qu’au problème de la trahison s’ajoute maintenant le problème de son « hypersensibilité »… Après deux semaines de conspiration du silence, ce chef d’entreprise s’est énormément apaisé. Il nous confie qu’il se rend compte qu’il partageait en fait beaucoup trop de choses avec ses proches, et qu’il a commencé à moins le faire, ce dont il ressent déjà les effets positifs dans de nombreux domaines de sa vie… Lorsque la personne qui se plaint attend de la compassion ou de la compréhension à tout le moins, mais reçoit des conseils qu’elle n’arrive pas à suivre, de l’incompréhension, voire des critiques de la part de son entourage, elle se sent finalement encore plus seule, encore plus incomprise… On a un certain contrôle sur ce que l’on dit, mais pas sur le retour que les autres vont nous faire. Pendant l’entretien, on pose souvent la question :

« Et quand vous recevez un retour de ce type de la part de vos proches, est-ce que cela vous fait du bien, ou est-ce que vous vous sentez encore plus mal ? »

Demander conseil

Une femme dans la cinquantaine entretient une relation amoureuse avec un jeune homme, de 30 ans son cadet. Cette relation la fait beaucoup souffrir, car le jeune homme lui soutire de grosses sommes d’argent tout en lui refusant l’affection qu’elle attend de lui. Madame parle régulièrement de cette situation avec ses amis, ses enfants et aussi chaque semaine avec un thérapeute d’orientation psycho-dynamique. Ses amis et le professionnel l’enjoignent à mettre un terme à cette relation « toxique », à « se respecter », ils essaient de la raisonner… ce qu’elle fait aussi elle-même… mais c’est sans effet, elle ne parvient pas à rompre avec ce jeune homme. Lorsque ces discussions quasi-quotidiennes durent depuis plusieurs années, on peut légitimement se poser la question de leur efficacité pour produire le changement souhaité. Comme le disait Blaise Pascal, « qui demande conseil recherche bien souvent des complices… ». Notre intervention stratégique ira donc plutôt dans le sens d’explorer avec elle tout ce qu’elle perdrait si elle venait à interrompre la relation avec ce jeune homme. Pour pouvoir l’aider à faire ce travail de clarification, nous lui demanderons d’arrêter d’en parler en attendant d’être plus en accord avec elle-même, ce qui sera paradoxalement rendu possible par le fait d’inviter cette patiente à aller « jusqu’au bout » de cette relation avant de se décider.

Parler pour se rassurer

La conspiration du silence est également très souvent utilisée pour les situations impliquant la peur, dans lesquelles, certaines personnes ont une tendance à parler continuellement de l’objet de leur peur, ce qui, par l’évocation, représente un amplificateur considérable de ce qu’il faudrait, au contraire, réduire. En effet, parler de l’objet de la peur a pour effet de le rendre encore plus présent dans la vie de ces personnes. En outre, dans bon nombre de situations, les personnes en parlent pour amener leurs proches ou leurs collègues à les « protéger » du danger, ce qui alimente les stratégies d’évitement des situations anxiogènes et contribue au maintien du problème. Si tout le monde sait que j’ai peur des pigeons, alors, si nous prenons un verre en terrasse, on me réservera une place proche de la porte, d’où je pourrai facilement me réfugier à l’intérieur en cas de danger… Il arrive aussi souvent que les discussions à propos de l’angoisse aient un effet amplificateur par contagion réciproque. Ainsi ce jeune homme en première année de lycée, qui rencontre des difficultés dans certaines matières et commence à paniquer. Il en parle à sa mère. Cette dernière, inquiète de voir son fils dans un tel état émotionnel, essaie de le rassurer verbalement, mais de nombreux signaux non-verbaux et para-verbaux trahissent sa propre anxiété, qui est perçue par son fils. Le fils a donc maintenant non seulement à gérer sa propre anxiété, ce qu’il ne parvient déjà pas à faire, mais en plus il doit gérer celle de sa mère !

Parler dans un contexte de rigidité complémentaire

Parler du problème peut souvent cristalliser des relations complémentaires rigides, dans lesquelles une personne devient progressivement « dépendante » de celles et ceux à qui elle demande de l’aide, de la réassurance, des conseils, du soutien. Un monsieur a pris l’habitude de demander régulièrement conseil à son épouse, pour ses choix professionnels, pour sa façon de gérer ses relations amicales, pour son attitude éducative avec les enfants et même pour ses choix vestimentaires. Et madame est une personne pleine de ressources, toujours disposée à lui venir en aide. Mais après plusieurs années de cette dynamique, les choses se sont tellement rigidifiées que cela devient pesant pour madame. Elle n’en peut plus des sollicitations incessantes de son mari, qui lui demande conseil pour tout et pour rien. En outre, monsieur a tendance à souvent ignorer les conseils qu’elle lui donne ! Dans un processus de ce type, non seulement monsieur n’a plus aucune confiance en lui, mais la relation s’est passablement dégradée car il vit très mal la dépendance qu’il a développé vis-à-vis de son épouse. L’habitude relationnelle du couple était tellement tenace qu’une prescription de conspiration du silence dut être réitérée de façon radicale. Ainsi, ayant l’interdiction de demander directement conseil à son épouse, monsieur continuait à se poser des questions à lui-même à haute voix : « Je me demande vraiment ce que je devrais faire par rapport à ceci ou cela… », ce qui constituait une tentation quasiment irrésistible pour sa femme de lui suggérer une solution !

Parler dans un contexte d’escalade symétrique

A contrario, parler du problème peut souvent alimenter des escalades symétriques épuisantes, lorsque les personnes essaient en vain de se convaincre mutuellement, d’obtenir un consensus, d’argumenter, de faire comprendre, de faire admettre, d’expliquer, de raisonner… Lorsqu’il est question de visions du monde inconciliables que les personnes cherchent à concilier on cherchera plutôt à partir de l’acceptation du fait qu’ils n’arriveront pas à se convaincre mutuellement. « Et vous parlez souvent du problème ? On n’arrête pas, c’est sans arrêt depuis deux années, entre nous, en couple, en famille, avec les amis… Notre vie tourne autour de ce problème ! ».  Comme le disait cette mère de 4 enfants, ainsi que son mari, depuis que la dynamique et l’ambiance familiale avaient été mises à mal par le départ conflictuel du premier fils et la rébellion du second. Les parents n’ayant pas la même vision du problème et donc pas la même position sur ce qui pourrait être une solution : le papa prenant une attitude très tranchée et stricte : « Ils doivent se soumettre aux règles de la maison ou bien ils se débrouillent sans moi. » et la maman : « Je préfère ne rien dire plutôt que de risquer de les perdre… ». Ils discutaient depuis deux ans, cherchant des alliances auprès de leurs proches et moins proches… pour essayer de convaincre l’une qu’il fallait contrôler, l’autre qu’il fallait lâcher, sans jamais faire avancer le débat, ni les prises de décisions, ni les conflits… Au point que les parents pensaient au divorce et s’étaient séparés de fait. « Stop ! Arrêtez de parler du problème en dehors des heures de thérapie ! ».

Un chef d’entreprise essaie de convaincre son directeur commercial que la stratégie qu’il envisage pour l’entreprise est la bonne. Mais comme ce dernier et d’avis contraire, ils passent de nombreuses heures à essayer de se convaincre mutuellement, sans succès. Chaque réunion se soldant par un échec, une nouvelle réunion est planifiée pour enfin aboutir à une forme de consensus… L’entrepreneur veut absolument obtenir l’accord de son collègue, ce qui paralyse complètement l’entreprise et alimente chez lui une rancœur croissante vis-à-vis de ce collaborateur, et l’amène à vouloir encore plus le convaincre… Nous avons amené le chef d’entreprise à envisager ce qu’il ferait s’il avait renoncé à la possibilité d’obtenir l’accord de son collègue, ce qui l’a amené à progressivement s’autoriser à davantage trancher.

Parler d’amour, ou le faire?

Dans un grand nombre de problématiques liées à la sexualité, trop en parler peut avoir tendance à augmenter les difficultés. Ainsi ce monsieur qui doutait que sa femme prenne réellement du plaisir dans leurs relations sexuelles, et qui régulièrement, en pleine action, interrogeait sa femme sur ce qu’elle ressentait, lui demandant à quoi elle pensait… autant d’interruptions qui finissaient même à mettre le doute dans l’esprit de cette femme sur le désir qu’elle ressentait vis-à-vis de son compagnon. Nous observons souvent des situations dans lesquelles l’un des partenaires exprime longuement ses frustrations et ses attentes, augmentant la pression sur l’autre, et rendant l’acte sexuel de plus en plus aversif:

« Si les choses se passent mal sexuellement, je vais en avoir pour des heures et des heures de discussions pénibles… Autant éviter de prendre ce risque et regarder une série TV ! ».

Parler avec les tout petits

Lorsque des difficultés dans l’attitude d’un enfant se présentent, on rencontre très souvent chez les parents et les adultes de référence, la tendance à beaucoup parler du problème, en présence ou non de l’enfant. De cette façon, l’enfant obtient une énorme quantité d’attention en raison même du comportement à modifier. En outre, même si les adultes en parlent hors de la présence de l’enfant, cela peut avoir pour conséquence de focaliser toute leur attention sur les comportements en question, ce qui risque de produire un effet de prophétie négative qui s’auto-alimente. Dans de nombreuses situations de ce type, la conspiration du silence à elle seule permet au problème de se résoudre par une modification progressive de la perception que les adultes ont du comportement de l’enfant. Ainsi dans un foyer pour jeunes adolescents, l’équipe d’éducateurs passait de nombreuses heures à discuter entre eux et avec le jeune Julien, 12 ans, de ses « accidents caca » quasi quotidiens. Ce dernier continuait néanmoins à faire caca dans son slip presque tous les jours, et ce en dépit des moqueries de ses camarades de classe et de visites régulières chez un gastroentérologue. Une conspiration du silence sur le sujet permit de faire disparaître le problème en quelques mois…

Plus tu me demandes, moins je sais…

Dans ce couple où monsieur a trompé madame avec une personne proche de leur réseau d’amis, pendant six mois sans qu’elle ne s’en aperçoive un instant et qu’une fois découverte l’infidélité finit par obséder madame qui, après discussion, décide de pardonner (rationnellement) mais qui (émotionnellement) ne cesse d’en parler pour obtenir des infos, pour reconstruire ces six mois où elle est « passée à côté de sa vie », elle ne cesse de  demander à en reparler dans le but de comprendre, de tout savoir, de trouver une explication apaisante. « Pourquoi lui as-tu dit : « je t’aime… » ? A ce moment, tu lui as fait cette promesse. Comment as-tu pu faire cela à ce moment-là? Comment a-tu pu dire cela à un autre moment, mentir? ». Comme son partenaire essaie de réparer, il répond aux questions, il essaie de la rassurer. Sauf que rien ne peut la rassurer, rien ne peut être une explication apaisante, toute information supplémentaire blesse au contraire encore d’avantage, c’est chaque fois « un poison pour la relation ». Madame et Monsieur arrivent en grande souffrance, l’un et l’autre dans un cocktail émotionnel fait de peur, de colère, de ressentiment, de culpabilité. Parlant et reparlant sans fin de l’évènement. Nous leur prescrivîmes une conspiration du silence, en soulignant qu’aucune explication, jamais, n’apaiserait madame, et que son mari ne pourrait regagner sa confiance qu’avec le temps…

Exprimer ses besoins

Parfois la tentative de solution sera d’essayer de « mieux » s’exprimer, par exemple en utilisant la communication non-violente, en apprenant à exprimer ses propres besoins, en parlant en ‘je’, ce qui correspond malheureusement dans certains cas à faire « encore plus de la même chose ». Comme cette manager qui rencontrait de graves problèmes relationnels avec ses collaborateurs à qui on avait appris des techniques et qui au retour de sa formation communiquait à ses collègues d’une voix tonitruante : « J’ai besoin d’employés compétents ! ». Le message implicite reste bien évidemment : « Vous êtes une bande d’incompétents ! ». Une des injonctions explicites dans la plupart des organisations est l’importance de donner du « feedback ». Et, là encore, il peut souvent s’avérer utile d’informer les autres de l’impact que leurs actes et leurs mots ont sur nous, mais cela n’est pas nécessairement suffisant pour obtenir de leur part la réaction que nous attendons. Il existe des situations dans lesquelles il y a une telle une différence de perception de la situation entre les personnes concernées que tenter de méta-communiquer, d’expliquer la façon dont on ressent les choses, amènera quasi immanquablement une péjoration de la relation. Dans un contexte de médiation, un cadre exprime avec candeur devant son supérieur hiérarchique tout le mal qu’il pense de sa collègue de bureau, avec moult exemples à l’appui espérant voir des sanctions se concrétiser contre cette dernière… Accusée d’être une personne incompétente et malveillante, sa collègue se défend en l’accusant en retour d’être sexiste et d’avoir tenu des propos misogynes, ce qui en l’occurrence est faux et le fait sortir de ses gonds ! Embarrassé, leur supérieur hiérarchique ne sait pas qui il doit croire, et leur déclare que c’est à eux de régler ce différent entre eux… Le lecteur peut aisément imaginer à quel point cette discussion avait posé les bases d’une meilleure relation de travail entre ces deux collègues !

L’idéal de la transparence totale

Parler de ses ressentis, s’ouvrir, se confier, autant d’attitudes susceptibles apriori de créer une relation de confiance avec son conjoint… mais n’oublions pas que certaines informations, ou certaines formulations comportent de gros risques. Ainsi cette femme qui, après quelques mois de relation avec un nouveau compagnon, confie à ce dernier, dans un moment de grande proximité : « Que je suis bien avec toi ! Les choses se passent si naturellement, si simplement ! Rien à voir avec ma relation précédente, qui était vraiment passionnelle ! ». Le couple est venu consulter trois mois après ce moment fatidique, et après des centaines d’heures de discussion et d’explications que monsieur exigeait de sa compagne. L’idée que leur relation était moins intense que la précédente était pour lui vraiment problématique. Aucune explication, aucune clarification concernant les différences entre ces deux relations ne parvenait à le rassurer. On demanda par conséquent à madame de déclarer :

« Je t’ai dit cette chose très blessante, qui t’a fait douter des sentiments que je ressens pour toi. Et je me rends compte que plus j’essaie de t’expliquer ce que je voulais dire par là, plus je te blesse et plus cela détériore notre relation. J’ignore si le mal que je t’ai fait a détruit des choses de façon irrémédiable entre nous, et j’ai le sentiment que rien ne pourra effacer mes mots. Mais saches qu’à partir de maintenant, je ne parlerai plus de cette question avec toi, car je ne veux pas continuer à aggraver les choses entre nous. ».

Présentation de cette tâche

Certaines personnes vivent cette prescription comme un soulagement immédiat et une évidence. Pour d’autres, la perspective de ne plus en parler peut être très difficile à envisager. Parler fait du bien. Une façon de garder le lien, et de se rassurer… « A chaque fois que vous en parlez, vous arrosez la plante, vous faite encore plus exister le problème, vous lui donnez du pouvoir et donc vous aggravez, mais continuez si vous ne pouvez pas vous en passer ! ». Une meilleure alternative au fait de parler pourrait résider dans le fait de parler dans un cadre très précis et circonscrit, ou certaines tâches d’écriture… Dans certains cas, si la personne ne semble pas prête à arrêter d’en parler, on optera plutôt pour une prescription plus indirecte : « Il est probablement encore difficile pour vous de ne plus du tout en parler, mais sachez qu’à chaque fois que vous en parlez, alors vous aggravez le problème. ». Voire, si la personne reste convaincue que le fait de parler de son problème l’aide, on pourra lui demander d’observer et de noter à chaque fois qu’elle en parle, comment elle se sent après.

Comme cette mère de famille, divorcée de son ex-mari depuis 9 ans et en bagarre judiciaire avec lui depuis tout ce temps… qui n’en peut plus des procédures dans lesquelles le papa des enfants « les embarque » sans arrêt. A la maison, avec son nouveau compagnon, avec ses amies, sa famille, le seul sujet de conversation c’est… l’ex mari, le dernier procès… « En en parlant sans cesse de la sorte, vous l’invitez tous les jours à table avec vous, il partage votre repas, il partage même encore votre lit… ». Ce type de recadrage aversif pourra avoir un effet très motivant pour la personne à mettre en œuvre la prescription.

Anticiper la réaction des proches

Il faut anticiper avec les patients le fait que les personnes de leur entourage risquent de continuer à les inviter à parler de leur problème, car elles sont habituées à ce type d’interactions avec eux. Une précaution nécessaire sera alors de bien annoncer le changement de règles à l’entourage, et de l’expliciter au besoin, quitte à utiliser l’excuse du travail thérapeutique comme justification. « Merci de me poser la question. J’ai justement commencé un travail thérapeutique pour ce problème, et mon thérapeute m’a recommandé de ne plus trop en parler » ou une autre réponse alternative qui coupe court à la discussion. Un silence « soudain » pourrait être vécu par les proches comme un manque d’intérêt.

Conclusion

En conclusion, nous souhaitons souligner que le fait arrêter de parler du problème ne sera parfois pas suffisant pour le résoudre. Comme le soulignent Fisch, Weakland et Segal, dans Tactiques du changement, à propos de parents qui souhaitent que leur fils leur obéisse, si les parents ont déjà fait savoir à leur fils ce qu’ils souhaitent et qu’ils cessent simplement d’en parler, cela laisse intacte l’injonction sous-jacente. Le plus souvent, il faudra en plus changer les règles relationnelles, par exemple en invitant la personne à déclarer : « Je me suis rendu compte que j’attendais de toi des choses impossibles, donc, j’ai décidé d’arrêter de te mettre la pression et de t’en parler… ».

Parfois, la personne souffrant du problème n’est pas prête à arrêter d’elle-même de parler, et on pourra alors s’appuyer sur l’entourage pour que ces derniers commencent à se rendre moins disponibles pour discuter avec elle. Pour les personnes à qui on demande d’être moins disponible pour un proche très « plaignant », et qui culpabilisent à l’idée de l’abandonner, on pourra proposer le cadrage suivant : « On a beaucoup essayé d’en parler avec toi et on s’est rendu compte que ça ne t’aidait pas. Du coup, on a décidé de t’aider autrement. ».

On l’a vu, il existe de nombreux problèmes qui sont alimentés par la tentative de solution de trop en parler. Mais cet article serait incomplet si l’on ne rappelait pas qu’il existe aussi des problèmes alimentés par le fait de ne rien dire. Dans les situations de ce type, l’intervention stratégique visera à amener progressivement les personnes à oser dire certaines choses qu’elles gardaient jusqu’alors pour elles-mêmes afin de modifier les dynamiques relationnelles problématiques entretenues par leur trop grande retenue…

Un article de Guillaume Delannoy, Vania Torres-Lacaze et Annick Toussaint, initialement publié en août 2018 dans la revue Hypnose et Thérapies brèves n° 50.

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