En conclusion de Changements. Paradoxes et psychothérapie, l’ouvrage qui, il y a 50 ans déjà, posait pour la première fois les fondements de la thérapie brève de Palo Alto, les auteurs font remarquer que leur livre ne fait essentiellement que donner à des pensées séculaires des formulations nouvelles et qu’il aurait tout à fait pu être élaboré à partir d’un contexte apparemment très différent de celui de la pratique de la psychothérapie, auquel, écrivent-ils, « on donne le nom vague d’expérience mystique, et qui consiste à sortir à l’improviste du cadre de référence habituel et quotidien pour arriver à une nouvelle perception de la réalité. »[1]

Mais à quel type d’expérience mystique les auteurs de ce livre font-ils référence ?

Dans le chapitre qu’ils consacrent à l’exposé de leur modèle thérapeutique, Paul Watzlawick et ses collègues expliquent que, bien après être parvenus à la première formalisation des éléments clés de leur méthode de résolution de problèmes, ils se sont rendus compte que cette systématisation plagiait ce que l’on appelle les « Quatre Nobles Vérités » du bouddhisme[2]. Selon le canon pāli, ces Quatre Nobles Vérités, furent prononcées par le Bouddha lui-même lors de son tout premier sermon, près de la ville de Bénarès en Inde. Certains considèrent qu’elles expriment de façon synthétique l’ensemble des enseignements du Bouddha, alors que d’autres les voient plus simplement comme une sorte de résumé commode du bouddhisme. Quoi qu’il en soit, ces Quatre Nobles Vérités continuent à jouer un rôle important dans les différentes formes qu’a pris le bouddhisme aujourd’hui.

Cet enseignement fondamental du Bouddha concerne la souffrance (1), l’origine de la souffrance (2), la cessation de la souffrance (3) et enfin la voie qui conduit à la cessation de la souffrance (4). On comprend que ces Quatre Nobles Vérités aient pu intéresser au premier chef des thérapeutes engagés dans un projet de recherche novateur et ambitieux, dont le but était d’élaborer une méthode permettant de soulager rapidement et durablement la souffrance de leurs patients, dans le cadre de ce qui fut le premier Centre de Thérapie Brève de l’histoire[3]. Il est en outre intéressant de noter, à la suite d’Alan Watts, que ces Quatre Nobles Vérités s’inspirent de « la forme védique traditionnelle du diagnostic médical et de la prescription thérapeutique : identification de la maladie et de sa cause, appréciation de sa curabilité et traitement. »[4]

Pour reprendre une métaphore bouddhiste, je voudrais montrer ici comment les enseignements contenus dans le bouddhisme, tout comme ceux de la thérapie brève de Palo Alto, forment une sorte de radeau, un véhicule destiné à nous faire traverser, tant bien que mal, le fleuve de la souffrance[5]. Je me propose pour cela d’établir plusieurs parallèles entre les Quatre Nobles Vérités du bouddhisme et la grille de résolution de problèmes de Palo Alto[6] – en gardant bien sûr toujours à l’esprit que ces deux grilles de lecture, issues d’époques et de contextes très différents, visent des objectifs sans commune mesure. Le thérapeute stratégique ne prétend pas avoir atteint l’éveil ni être capable de faire de ses patients des bouddhas. Ses ambitions sont beaucoup plus modestes. En outre, en tant que thérapeutes, nous exerçons une influence systémique certes, mais qui reste toujours relativement locale. Nous n’avons pas la prétention d’œuvrer pour libérer du mal-être l’ensemble des êtres sensibles[7]

J’ai construit cet exposé en quatre parties, de façon à respecter la structure des Quatre Nobles Vérités, tout en étant bien conscient qu’aucune de ces vérités ne peut être décrite correctement sans faire – de manière plus ou moins explicite – référence aux trois autres, ce qui, soit dit en passant, est également le cas pour les concepts clés de la grille de résolution de problèmes de Palo Alto[8].

Voici donc le double tableau sur lequel je compte m’appuyer pour développer mon propos :

Les Quatre Nobles Vérités Le Modèle de Palo Alto
1.     La souffrance 1. Le problème
2.     L’origine de la souffrance 2. Les tentatives de solution
3.     L’arrêt de la souffrance 3. La stratégie thérapeutique
4.     Les moyens pour y parvenir 4. Les outils et techniques de changement

(1) La souffrance est-elle un problème ?

 La première Noble Vérité est une simple observation : le mal-être, la souffrance, existent, ils sont même inéluctables, aucun de nous ne peut y échapper.[9] Le Bouddha constate que la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce qu’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir ce que l’on désire est douleur… Il existe une infinité d’occasions de ressentir de l’insatisfaction, de la frustration ou du chagrin tout au long de notre existence. Et le thérapeute, dont la mission est d’essayer de soulager, tant que faire se peut, la souffrance humaine, passe la majeure partie de son existence professionnelle au contact direct de cette souffrance.

Mais si la souffrance est véritablement inéluctable, quel peut être alors le rôle du thérapeute ? Son entreprise serait-elle fondamentalement vaine, pathétiquement inutile, une sorte de travail de Sisyphe, voué à un absurde et éternel recommencement ? Si l’on en croit les praticiens de l’école de Palo Alto, les choses ne sont, fort heureusement, pas désespérantes à ce point. Dans les termes de John Weakland : « Quand vous n’avez pas de problème, la vie est juste une fichue chose après l’autre. Quand vous avez un problème, la vie est la même fichue chose, qui se répète encore et encore ! » En d’autres termes, il existe différents types de souffrances, que nous distinguons en qualifiant les unes de « difficultés de la vie », le plus souvent passagères, que nous surmontons généralement par quelque action de bon sens[10], ou que nous devons parfois avoir la patience d’endurer, de supporter. Nous qualifions les autres de « problèmes », qui ont pour caractéristique de se répéter, de s’envenimer, de s’enkyster, de s’enflammer, de s’installer dans notre vie, et qui requièrent dès lors un examen attentif et une réflexion stratégique pour espérer pouvoir être résolus.

Cette distinction cruciale pour la thérapie brève de Palo Alto rejoint l’intuition de la Première Noble Vérité, selon laquelle « dukkha[11] » est la souffrance que nous surajoutons aux sensations désagréables que nous ressentons, par la relation que nous entretenons avec ces sensations. En d’autres termes, elle est le problème que nous construisons en prenant appui sur nos difficultés. Il s’agirait donc une sorte de « méta-souffrance », d’une souffrance au carré : nous souffrons du fait de souffrir. Dans les termes du Bouddha, après avoir étés blessés par une première flèche, nous nous blessons nous-mêmes par une deuxième flèche en essayant d’extirper la première. Voulant nous soulager d’une souffrance inéluctable, nous nous créons une souffrance additionnelle, qui était, elle, tout à fait optionnelle[12]. Pour mieux vous faire percevoir le processus à travers lequel une difficulté de la vie est susceptible de se transformer en problème persistent, je vous propose de partir d’un exemple clinique.

Max, un jeune homme de 20 ans est quitté par sa petite amie, dont il est encore très amoureux. Dans les jours qui suivent cet événement douloureux, il se retrouve seul à l’étranger pour un voyage d’études, très isolé, et il se sent très mal. Mais cette souffrance le prend en quelque sorte par surprise. Il se dit qu’il ne devrait pas souffrir à ce point, qu’il y a de gens sur terre qui vivent de véritables drames, des choses tellement plus difficiles qu’une simple séparation : la maladie, la guerre, la perte d’un être cher… Max souffre donc maintenant doublement, puisqu’il souffre de la rupture avec sa petite amie, et, en plus de cela, il souffre de souffrir, car il ne considère pas sa souffrance comme légitime. Pour échapper à cette souffrance, il se met alors à boire de l’alcool chaque soir, ce qui lui procure un peu de réconfort et de soulagement, mais lui donne aussi un sentiment de honte et de culpabilité croissant, sentiment auquel il parvient à échapper en consommant davantage d’alcool… De retour chez lui, sa honte l’amène à s’isoler socialement, car il ne tient pas à se présenter à ses amis dans un tel état. Max renonce aux sorties festives et sportives qui contribuaient jusqu’alors à son équilibre et passe de plus en plus de temps à ruminer seul, dans sa chambre, ce qui intensifie encore davantage son mal-être. Lorsque Max finit par se décider à consulter un thérapeute, il en est arrivé à un tel point de haine de lui-même que, dans un moment de rage et de désespoir, il s’est donné de violents coups de poing au visage, à se faire des bleus…

Pour donner du sens à cette situation clinique, on trouve dans la tradition bouddhiste et dans les écrits de l’école de Palo Alto, plusieurs clefs de lecture apparentées. Ainsi, dans son livre sur le bouddhisme zen, Alan Watts nous fait remarquer que nous souffrons bien souvent des « tourments de la frustration qui résulte de nos tentatives à la recherche de l’impossible. »[13] Dans les termes du maître zen Shunryū Suzuki : « Vous pouvez rester assis même si vous éprouvez quelques difficultés. Si vous cherchez à leur échapper ou tentez d’améliorer votre pratique, vous vous créez un nouveau problème. »[14] On voit que ce n’est pas la souffrance qui, en elle-même, constitue le problème, mais, bien au contraire, que c’est la volonté de ne pas souffrir (objectif impossible à atteindre dans certaines situations, comme dans celle de Max) qui semble être à l’origine de l’émergence de bien des problèmes. On retrouve très fréquemment des considérations de ce type sous la plume de Paul Watzlawick, notamment lorsqu’il évoque le « syndrome d’utopie » [15] : « à partir du moment où vous sacrifiez ce qui est possible à ce qui est désirable, vous vous engagez dans une voie inhumaine », déclare-t-il[16]. Ou encore, lorsqu’il souligne qu’ « en voulant atteindre une situation dépourvue de toute perturbation, on en arrive généralement à créer une situation hautement perturbée… »

Si l’on s’accorde avec cette façon de voir les choses, la difficulté initiale pour le thérapeute est alors d’apprendre à distinguer, pour chaque situation clinique qu’il rencontre, la souffrance à laquelle il n’est pas judicieux de vouloir essayer d’échapper, de celle qu’il est au contraire à la fois possible et souhaitable d’arrêter d’entretenir[17]. Un thérapeute incapable de faire preuve de ce type de discernement sera susceptible de contribuer par ses interventions à alimenter la souffrance de ses patients, et par conséquent de nuire à leur bien-être, trahissant ainsi l’impératif prudentiel hippocratique « primum non nocere », « d’abord ne pas faire de mal ».

(2) Les tentatives de solution, source de souffrance additionnelle

La deuxième Noble Vérité affirme que l’origine de la souffrance n’est autre que la soif inextinguible, l’appétit, l’attachement, le désir, la convoitise, l’avidité[18]… Nous souffrons car nous pensons que nous-mêmes, les autres, ou le monde, devraient être comme ceci et non pas comme cela…[19] Max se dit qu’il ne devrait pas souffrir à ce point, que ce n’est pas normal, que ce n’est pas justifié, que ce n’est pas légitime. Il voudrait ne pas ressentir ce qu’il ressent. Et c’est ce qui déclenche un processus de lutte avec lui-même qui amplifie son mal-être. Nous entrons ici de plain-pied dans le domaine de ce que nous-autres thérapeutes systémiques stratégiques appelons les tentatives de solution.

La tradition bouddhiste est riche de métaphores pouvant nous aider à imprégner notre esprit de la dynamique propre aux tentatives de solution. On parle de boire de l’eau de mer pour étancher sa soif, ou d’une ombre qui s’enfuit dès qu’on la poursuit, ou encore, comme l’écrit Alexis Lavis : « Plus on veut rejoindre sans vergogne l’horizon, plus il s’éloigne. »[20] C’est ainsi que l’on peut comprendre l’injonction paradoxale du maître chan Huang-po : « Je vous demande de ne jamais rien chercher, car ce qu’on cherche, on le perd en le cherchant. Il y avait un imbécile qui criait tout en haut d’une montagne. Comme l’écho de son cri montait du fond de la vallée, il dévala la montagne à la recherche de l’auteur de ce cri, mais il ne trouva personne. Alors, il poussa un autre cri, et cette fois l’écho lui répondit de la cime, et l’imbécile réescalada la pente. »[21] Dans les termes de son disciple Linji : « Plus on le recherche, plus on en est loin. »[22] Plus Max cherche à échapper à sa souffrance, plus il l’entretient.

Ces propos évoquent l’intuition fondamentale qui sous-tend le modèle de la thérapie brève de Palo Alto : « Nous considérons que tout problème est maintenu par les efforts mêmes que le client et son entourage font pour le résoudre. »[23] – formulation que l’on trouve déjà sous la plume d’Alan Watts dès la fin des années 50 : « Créer le problème en essayant de le résoudre. »[24]

Vous n’êtes pas sans savoir qu’une des caractéristiques de ces solutions qui créent le problème est qu’elles consistent généralement à faire toujours plus de la même chose[25]. En dépit de leur apparente diversité, elles s’inscrivent toutes dans le cadre étroit de ce que nous appelons, dans notre jargon, le « thème des tentatives de solution », ou, en termes Batesoniens, le « but conscient » que s’est donné la personne. Vous l’aurez je pense compris, le thème des tentatives de solution de Max n’est autre que : « Je peux et je dois ne pas souffrir de cette séparation. » Il entretient avec lui-même un cercle vicieux aggravant en se tenant à lui-même le discours : « Tu n’as pas le droit d’avoir de tels sentiments »[26].

Les formulations injonctives des différents thèmes de tentatives de solution (« Je peux et je dois », « Tu peux et tu dois », « Ils peuvent et ils doivent ») peuvent être mises en rapport avec la Deuxième Noble Vérité, à savoir avec le fait que nous avons tendance à considérer que la plupart des choses que nous trouvons désagréables dans notre existence peuvent et doivent être autrement qu’elles ne le sont. On retrouve là Épictète : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. »

Le thérapeute stratégique a donc pour deuxième tâche essentielle d’identifier de façon précise la manière particulière qu’a chacun ses patients de tenter de saisir quelque chose qui lui échappe inéluctablement, d’insister vainement, de s’obstiner à propos de quelque chose qu’il ne parvient manifestement pas à obtenir, de s’arcbouter désespérément contre un mouvement qui lui est contraire et qui finira inexorablement par l’emporter… Sa manière, bien à lui, de « faire son propre malheur », comme l’a écrit Paul Watzlawick.

(3) La stratégie thérapeutique visant l’arrêt de la souffrance

Le passage de la Deuxième à la Troisième Noble Vérité marque un changement de registre. On passe d’un discours qui semble au premier abord purement descriptif (Comment les choses fonctionnent-elles ? Comment la souffrance est-elle créée, puis entretenue ?) à un discours qui assume un ton clairement prescriptif (Que convient-il de faire ? Comment doit-on s’y prendre pour soulager la souffrance ?). Le Bouddha nous invite à mettre en pratique, à tester sa théorie, que l’on peut qualifier d’opératoire[27]. Il affirme qu’il est possible de se libérer de toute cette souffrance additionnelle en renonçant au désir, à l’attachement, au besoin de saisir, de s’agripper, mais il ne demande pas à être cru sur parole. Il invite chacune et chacun à faire l’expérience par lui-même de la validité de ses enseignements[28].

Lorsque nous enseignons l’approche de Palo Alto à des professionnels qui la découvrent, nous leur disons également cela. Il est possible de soulager la souffrance de nos patients en les amenant à renoncer aux tentatives de solution sous-tendues par les « buts conscients » qui alimentent leurs problèmes. Et nous y croyons car, en tant que praticiennes et praticiens de ce modèle, nous avons déjà eu l’occasion de vérifier cela de nombreuses fois avec nos propres patients. Mais les thérapeutes en herbe ne pourront y croire vraiment que lorsqu’ils en auront eux-mêmes fait l’expérience dans leur propre pratique.

De même, comme nous le verrons lorsque nous aborderons la Quatrième Noble Vérité, le thérapeute stratégique propose après chaque séance à son patient de mettre en œuvre des exercices, construits pour lui sur mesure, pour l’aider à se libérer de sa souffrance. À travers ces prescriptions, le thérapeute stratégique invite son patient à tester dans la pratique les hypothèses coconstruites avec lui au cours de l’entretien.

Il nous est donc permis d’entretenir un certain espoir thérapeutique. Cela étant dit, bien que les choses puissent paraître très simples, puisqu’il nous suffirait de renoncer à l’avidité (c’est à dire de renoncer à nos « buts conscients ») pour arrêter de souffrir – dans la pratique, elles s’avèrent souvent bien plus difficiles à mettre en œuvre. Un dialogue entre le maître zen Musō et un de ses élèves, que je cite dans mon essai Zen et thérapie brève, nous en donne un bel exemple.

Étant tombé d’accord avec l’idée que si on abandonne la recherche avide du bonheur, le bonheur arrivera de lui-même, l’élève demande à Musō comment faire alors pour lutter contre cette avidité. Le maître lui répond : « Si l’on essaie d’abandonner l’avidité en pensant atteindre un grand bonheur par l’abandon de l’avidité, on ne diffère pas de celui qui recherche le bonheur en imaginant des ruses de profit, etc. »[29]  La réponse de Musō met en lumière la grande difficulté qu’il peut y avoir à renoncer à ses propres tentatives de solution, ici rechercher le bonheur avec avidité, puisque chercher à renoncer à cette avidité reste au fond sous-tendu par une forme d’avidité pour le bonheur. L’élève a le sentiment qu’il s’est donné un but à 180° de l’avidité, alors qu’il est encore en plein dedans !

De même, des praticiens débutants pourront parfois avoir le sentiment sincère qu’ils sont en train de mettre en œuvre une stratégie thérapeutique à 180° du thème des tentatives de solution de leurs patients, sans se rendre compte qu’ils sont en fait en train d’alimenter le problème à leur insu, comme nous le découvrons très fréquemment lorsque nous supervisions des professionnels qui manquent encore d’expérience dans la pratique du modèle de Palo Alto. S’ils ne prennent pas le temps d’examiner attentivement leur pratique, les plus pressés en concluront que la méthode est inefficace, et passeront à autre chose…

Dans la situation de Max, le paradoxe thérapeutique était donc que pour l’aider à aller mieux, le thérapeute a dû partir du fait que ce jeune homme devait, pour le moment du moins, s’autoriser à se sentir mal. S’il s’était laissé contaminer par l’injonction à ce que Max arrête de ressentir ce qu’il ressentait (un grand mal-être lié à sa séparation), le thérapeute n’aurait sans doute pas été en mesure de l’aider. On voit bien la difficulté de l’exercice, puisque le thérapeute, de par son métier, est lui-même soumis à l’injonction : « Je peux et je dois faire en sorte d’aider mes patients à se sentir mieux » !

Mais comment tout cela se traduit-il concrètement dans la pratique ?

(4) Les moyens habiles pour bloquer les tentatives de solution

La Quatrième Noble Vérité propose une méthode permettant de se libérer de l’avidité, et par là même, de la souffrance. La tradition bouddhiste a depuis imaginé d’innombrables façons de procéder, invitant, par exemple, à travers la méditation, plutôt que de chercher à se débarrasser immédiatement des sensations ou des pensées désagréables qui émergent, de s’exercer à simplement les observer passer, comme des nuages dans le ciel…

L’approche de Palo Alto dispose elle aussi d’un large répertoire de « moyens habiles »[30], d’outils, de techniques permettant de bloquer les tentatives de solution. Cette grande diversité de moyens vise à permettre l’élaboration d’interventions sur mesure plutôt que l’application de protocoles standardisés, censés être efficaces pour toute une classe de problèmes ou pour toute une classe de patients.

Le psychiatre et praticien du zen Edel Maex a fait remarquer que le Bouddha s’adresse toujours à la personne à qui il parle en utilisant le langage et le cadre de référence de cette personne.[31] Cela n’est pas sans évoquer la pratique de la thérapie brève en ce qu’elle est inspirée de Milton H. Erickson qui, plutôt que d’essayer de modifier directement la façon de penser de ses patients en argumentant, préférait s’appuyer sur leur manière de voir le monde pour les inciter à vivre des expériences qui les amenaient à modifier par eux-mêmes leur façon d’appréhender la situation qui leur posait problème.

Le Sūtra du lotus raconte ainsi l’histoire d’un homme très riche dont les enfants avaient quantité de jouets avec lesquels s’amuser. Un jour sa maison prit soudainement feu et l’homme appela ses enfants en leur enjoignant de sortir de la maison au plus vite, mais ces derniers l’ignorèrent. Alors, le père leur cria : « Venez vite voir les nouveaux jouets que je viens de vous acheter ! » Alors seulement les enfants accoururent hors de la maison et furent sauvés… Comme l’écrivent les fondateurs de l’approche de Palo Alto, si la cible du changement n’est autre que la tentative de solution, « la tactique arrêtée doit être traduite dans le « langage » propre du sujet, c’est à dire doit lui être présentée d’une manière qui utilise sa propre façon de concevoir le « réel » »[32].

Dans la situation de Max, le thérapeute a pu s’appuyer sur le fait que ce jeune homme avait le sentiment d’avoir grandi au sein d’une famille où tous avaient tendance à minimiser leurs difficultés, à ne pas en faire étalage. Il a ainsi pu souligner que, dans un tel contexte culturel familial, il lui avait certainement fallu beaucoup de courage pour oser parler à ses parents de son mal-être et pour solliciter l’aide d’un professionnel. Ce recadrage, qui connote le fait d’accepter son mal-être comme une forme de courage, allait progressivement devenir le fil rouge de la thérapie : « Pour se libérer de la souffrance, il faut la traverser ! »

Ainsi, le thérapeute a pu proposer à Max la reformulation suivante dès le premier entretien : « En vous comparant aux autres, vous trouvez que votre situation ne vous rend pas légitime à souffrir, ce qui ne fait qu’augmenter votre souffrance, ne vous permettant pas de la traverser. » La tâche thérapeutique qui fut alors proposée à Max consista à poser par écrit chaque jour ses sentiments de mal-être, une sorte de « contemplation des ruines du désastre » de sa situation actuelle… Le thérapeute adopta aussi une posture très grave, très sérieuse avec Max, pour lui communiquer de manière non-verbale le message : « Votre situation est très douloureuse, vous avez de bonnes raisons d’aller mal. »

Lors des séances suivantes, en dépit des améliorations mentionnées par Max, le thérapeute a continué à l’inviter à ne pas vouloir aller trop vite, à accepter de continuer à se sentir mal à certains moments. Dès la troisième séance, des améliorations significatives commencent à apparaître (Max a repris contact avec ses amis, il consomme moins d’alcool, il a recommencé à faire du sport…). Le thérapeute lui fait remarquer : « Vous semblez aller moins mal lorsque vous vous autorisez à ressentir ce que vous ressentez plutôt que quand vous cherchez à l’éviter… » En outre, le thérapeute s’inquiète de l’amélioration, se demande si Max n’a pas cherché à laisser de côté ses « béquilles » (l’alcool) trop rapidement.

La grande majorité des métaphores et des recadrages utilisés dans le travail qui a suivi a été fournie par Max lui-même. Par exemple, lorsqu’il raconte avoir repris le ski lors d’une semaine de vacances avec son père, et comment, le meilleur moment pour lui a été l’escalade en solitaire d’une paroi vertigineuse en hors-piste, dans la tempête, au prix d’un effort colossal et de beaucoup de souffrance physique. Le thérapeute a alors relevé que, pour Max, il semblait que le fait de traverser la souffrance pouvait être quelque chose de vraiment très positif, qui lui procurait même une sensation grisante de dépassement de soi… Un autre épisode offrit une autre opportunité d’intervention très intéressante au thérapeute. Max raconta qu’après s’être senti mieux pendant plusieurs jours, il s’était senti à nouveau extrêmement mal lors d’une soirée passée seul chez lui. Il expliqua que cette sensation aigue de mal-être l’avait amené à recontacter sa meilleure amie, avec qui il n’avait plus échangé depuis de longs mois, ce qui avait donné lieu à de très agréables retrouvailles le weekend suivant. Le thérapeute put se saisir de cet épisode pour souligner l’importance de la souffrance, comme information, qui nous incite à agir et à faire ce que nous avons à faire d’important dans notre vie. De même lorsque Max raconta avoir dû piquer un sprint pour attraper un train à la dernière minute, et à quel point il s’était senti essoufflé, lui qui était un grand sportif, et comment cette sensation extrêmement désagréable l’avait amené à décider ce jour-là d’arrêter les cigarettes…

Le thérapeute continua donc à freiner Max tout au long du processus thérapeutique, tout en l’invitant à observer toutes les choses bénéfiques qui commençaient à se produire « spontanément » dans sa vie, sans jamais essayer de forcer les choses… À partir de la quatrième séance, le thérapeute commença progressivement à donner une place plus importante aux ressources de Max, sans jamais lâcher l’injonction à continuer à s’autoriser à vivre des moments où il se sentait mal : « Au fil des séances, vous avez remarqué qu’il y avait en substance deux choses importantes : regagner le respect de vous-même et être nourri relationnellement pour pouvoir vous sentir bien. Lorsque nous nous sommes vus la fois passée, nous avons vu qu’il y a une part de vous qui a envie de faire des choses allant dans ce sens pour continuer à aller mieux, et une autre part de vous qui a encore besoin de temps. Enfin, nous nous sommes quittés sur l’idée qu’il serait contre-productif de vouloir aller trop vite. »

À la cinquième séance, Max déclare à son thérapeute : « Ma vie ressemble de plus en plus à ma vie avant d’aller mal ». Il vit encore des passages difficiles, mais, explique-t-il : « C’est comme si je connaissais le schéma, je le prends et j’attends que ça passe, j’ai appris à faire avec ». Des sourires commencent à apparaître sur son visage au cours de l’entretien, il a repris de nombreuses activités qui le comblent, a renoué contact avec ses anciens amis et en a rencontré d’autres dans son école, il a aussi débuté une nouvelle relation amoureuse et très fortement diminué sa consommation d’alcool. À noter que tout ce que Max a mis en œuvre pour aller mieux ne lui a à aucun moment été prescrit explicitement par son thérapeute. Ces initiatives sont apparues progressivement et naturellement à partir du moment où il a arrêté de dépenser toute son énergie à essayer de ne pas ressentir ce qu’il ressentait… L’arrêt des tentatives de solution a résolu le problème. L’acceptation de la souffrance a permis de soulager la souffrance.

Une séance de consolidation, un mois plus tard, a permis de vérifier que Max continuait à se renforcer. Sa nouvelle copine a décidé de mettre un terme à la relation, et, quelques jours plus tard, il est tombé fortuitement sur les réseaux sociaux sur une photo de son ancienne petite amie, dans les bras de son nouveau compagnon. En dépit de ces deux événements fort désagréables, Max explique que « dans l’ensemble c’est plus gérable qu’avant ». Il a continué à s’investir dans des relations et des activités qui lui font du bien et n’a plus fait aucun excès avec l’alcool… Max annule le rendez-vous de consolidation qui était agendé deux mois plus tard, expliquant à son thérapeute qu’il va maintenant très bien et qu’il n’a plus besoin de suivi thérapeutique.

Je voudrais maintenant partager avec vous une deuxième situation clinique, qui constitue une sorte de contrepoint par rapport à celle de Max.

Sylvie, jeune scientifique de 28 ans, consulte un thérapeute car elle a, dit-elle « un peu un problème de lâcher-prise ». Elle explique qu’elle vit avec son petit ami, Nicolas, depuis bientôt un an, et qu’alors qu’il est quelqu’un de très gentil, elle se trouve trop exigeante avec lui. Sylvie explique qu’elle passe son temps à le rappeler à l’ordre, notamment au niveau des tâches ménagères et de la propreté, et qu’elle lui dit souvent les choses très méchamment. Elle raconte aussi qu’elle va à chaque fois vérifier après lui, quand il a fait la vaisselle, ou qu’il a rangé la cuisine, pour s’assurer qu’il a bien fait les choses, ce qui est rarement le cas. Nicolas est un jeune homme plutôt rêveur, actuellement en post-doctorat de mathématiques, qui a toujours vécu chez ses parents, alors qu’elle est une personne beaucoup plus pragmatique et, dit-elle, hyper efficace, à l’image de son père, cuisinier professionnel, qui est un peu un modèle pour elle. Lorsqu’ils en parlent entre eux, Nicolas est toujours disposé à faire des efforts, même s’il trouve qu’elle lui en demande parfois un peu beaucoup, et qu’elle a tendance à lui parler vraiment trop durement. Sylvie a de grosses plaques rouges sur le cou, très visibles, elle explique à son thérapeute que c’est de l’eczéma, et que, malgré le traitement de cortisone qu’elle utilise, ça la gratte et la dérange énormément, et que ses bras et son torse en sont couverts également. La dernière fois qu’elle a eu une telle crise d’eczéma, c’était lorsque les choses ne se passaient plus du tout bien pour elle au travail. Elle trouvait la direction de son laboratoire incompétente et inefficace, ce qui l’a amenée à démissionner… et a résolu le problème de l’eczéma. Mais avec Nicolas, c’est différent, car elle voudrait vraiment donner une chance à cette relation.

On voit donc ici encore qu’il y a souffrance, aussi bien au niveau relationnel et émotionnel qu’au niveau physique. Sylvie se dit qu’elle ne devrait pas souffrir du manque de pragmatisme de Nicolas, qu’elle devrait apprendre à lâcher prise, à réagir autrement, elle ne devrait pas ressentir ce qu’elle ressent, ni se comporter comme elle se comporte…

Le thérapeute lui propose une tâche d’observation sur les choses qui se passent dans la relation avec Nicolas, et qui lui font du bien, versus les choses qui se passent avec lui et qui ne lui font pas du bien. Il l’invite également à écrire des lettres de colère pour lui donner la possibilité d’exprimer toute la frustration qui s’est accumulée en elle « à un endroit qui ne blesse personne ». Ces deux prescriptions visent à l’autoriser à éprouver ce qu’elle éprouve, sans chercher à lutter contre elle-même.

Lors du deuxième entretien, Sylvie, très bonne élève, a fait les tâches, qui n’ont guère produit de soulagement, bien au contraire. C’est maintenant son visage tout entier qui est couvert de plaques rouges, et elle explique à son thérapeute qu’elle a presque complètement perdu le sommeil… Si elle a pu observer des marques d’attention et des efforts de la part de Nicolas qui lui ont fait plaisir (il est allé lui chercher des médicaments à la pharmacie quand elle a eu une petite grippe), certaines de ses attitudes l’exaspèrent au plus haut point. Après avoir dîné, elle remarque qu’il laisse trainer son pot de yaourt sur la table… ils sont en train de discuter, et elle attend qu’il prenne l’initiative d’aller le ranger… après quelques minutes, elle finit par faire mine de prendre elle-même l’initiative, mais alors il réagit en disant qu’ils avaient convenu que c’était lui qui allait d’occuper de débarrasser ce soir-là. Agacée, elle lui dit qu’elle préfère le faire elle-même, ce à quoi il répond « ok, d’accord ». Alors qu’elle est en train de laver la vaisselle dans la cuisine, il finit par lui apporter son pot de yaourt, mais au lieu de mettre les différentes parties du pot de yaourt dans les poubelles de tri appropriées (carton/plastique/aluminium), il se contente de poser le pot, comme ça, sur le plan de travail, ce qui la rend furieuse.

Sylvie explique que c’est sa grande sœur, avec qui elle a vécu plusieurs années en co-location, qui lui a appris à avoir une bonne discipline de rangement. Or, cette dernière a maintenant emménagé avec son compagnon et le fils de ce dernier, et semble ne pas souffrir du capharnaüm dans lequel ils vivent. Ça a l’air tellement facile pour elle, pourquoi est-ce que moi, je n’y arrive pas ? Plusieurs recadrages sur les limites personnelles sont évoqués par le thérapeute, les siennes propres, ainsi que celles de Nicolas. Le thérapeute suggère l’idée que son petit ami, qui semble être de bonne volonté, ne comprend peut-être même pas ce qu’elle attend exactement de lui, ou, du moins qu’il ne perçoit pas du tout les choses comme elle. Sylvie réagit en disant que, justement, Nicolas lui a demandé d’arrêter de lui parler sous forme d’énigmes… alors qu’elle a le sentiment d’être on ne peut plus claire et directe dans les demandes qu’elle lui fait. Lorsque le thérapeute se demande s’il n’y a pas entre eux un problème de compatibilité, Sylvie fond en larmes, elle dit qu’elle vivrait une éventuelle séparation comme un échec. Le thérapeute continue d’inviter Sylvie à se connecter à son ressenti, en lui faisant remarquer que c’est là que se trouvent les informations qui peuvent la guider pour trouver son chemin dans la situation compliquée qu’elle traverse.

À la troisième (et dernière) séance, les plaques d’eczéma ont disparu, et Sylvie semble apaisée. Elle raconte : « En fait, je me sentais vraiment oppressée, comme comprimée en sa présence, sans vouloir me dire que je l’étais ». Elle a suggéré à Nicolas qu’une petite pause leur ferait du bien, ce dont il a convenu. Après avoir eu cette discussion, elle s’est tout de suite sentie plus légère, et a ressenti une sensation de fraicheur sur ses joues. Quelques jours plus tard sa peau allait déjà beaucoup mieux et son visage avait dégonflé. À la fin de la semaine, Nicolas lui manquait, et ils se sont mis d’accord sur un système d’alternance, dans lequel il passerait quelques jours chez elle, et le reste de la semaine chez ses parents. Elle explique qu’elle va mieux, et qu’elle est prête à vivre comme ça un petit moment. On retrouve là un thème développé par le psychiatre Don D. Jackson, dans un article intitulé « La souffrance comme prérogative », publié quelques mois avant sa mort. « D’après mon expérience, les médecins, en tant que groupe, ont tendance à refuser à leurs patients le droit de souffrir. », écrit-il. « La fatigue, les douleurs, les insomnies, les maux de tête, peuvent être considérés comme autant de précieux baromètres de l’état émotionnel des patients (…) de tels symptômes ont une valeur inestimable car ils obligent le patient à prendre en compte son inconfort émotionnel, de façon à ce qu’il puisse corriger, ou du moins faire face, aux problèmes qui sont à l’origine de cet inconfort.  »[33] En termes cybernétiques, ces maux peuvent être considérés comme des informations, qui sont à prendre en compte pour effectuer une régulation adaptée et efficace.

Vous aurez certainement compris pourquoi j’ai choisi ce deuxième exemple. Max et Sylvie se disent, chacun à sa façon, qu’ils ne devraient pas ressentir ce qu’ils ressentent dans leur situation. Max ne devrait pas souffrir de sa séparation et Sylvie ne devrait pas trouver les comportements de Nicolas insupportables. Pour Sylvie, ce qui générait une souffrance additionnelle était de vouloir continuer à supporter des choses qui étaient devenues insupportables pour elle. On voit bien qu’il ne s’agit pas pour l’intervenant de prôner de manière indifférenciée une forme de stoïcisme face à la souffrance ou de « lâcher prise » par rapport aux comportements d’autrui, mais de proposer des interventions ciblées en fonction du potentiel de chaque situation. Il ne s’agit pas non plus ici de prôner le fatalisme, mais simplement de garder à l’esprit que lorsqu’on navigue sur un voilier et que l’on cherche à se diriger dans une certaine direction, « on ne commande au vent qu’en lui obéissant »[34].

J’aimerais maintenant vous proposer une troisième et dernière vignette clinique, afin d’illustrer comment cette injonction à ne pas aller mal peut se cristalliser dans une dynamique interpersonnelle problématique. Marina, 55 ans, me consulte par rapport à la relation à sa mère qui, dit-elle, « lui pourrit la vie » depuis des années. Elle explique que sa mère, âgée de 82 ans, est veuve depuis trois ans, vit seule à plusieurs centaines de kilomètres de chez elle, et souffre de dépression depuis bien longtemps. Son père, au contraire, était un bon vivant, mais il l’a payé par une amputation à l’âge de 65 ans, qui a amené son épouse à devoir s’occuper de lui pendant plusieurs décennies, en tant que proche aidante, et à énormément porter. Marina s’attendait à ce que le décès de son père soit un soulagement pour sa maman, mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Lors de lors échanges téléphoniques hebdomadaires, sa mère ne fait que de se plaindre : de la solitude, de ses douleurs, de sa peur de vieillir, du fait qu’elle ne voit que très peu ses petits-enfants, du fait que son fils, le frère de Marina, semble être très malheureux en ménage… Face à toute cette négativité, « ma mère ne voit que le verre à moitié vide », Marina essaie de prendre sur elle, elle sert les dents, elle ne dit rien, et finalement elle finit par tenter d’amener sa mère à voir aussi les côtés positifs de sa vie : pour une personne de son âge, elle est plutôt en bonne santé (à part un léger traitement antidépresseur, sa mère n’a besoin d’aucun traitement médical), elle est très bien entourée et elle a de nombreuses activités sociales avec ses voisins et ses amis. Ce à quoi la mère lui répond en mettant l’accent sur tout ce qui ne va pas dans son quotidien. Elle revient de chez un voisin qui l’a invitée à dîner, et elle se sent lourde, elle a trop mangé, et elle explique à sa fille à quel point c’est pénible de se sentir ballonnée ! Lorsque Marina a invité sa mère à passer quelques jours chez elle à Lausanne, les choses se sont vraiment très mal passées. Elle lui avait organisé tout un programme pour qu’elle se sente bien. À peine arrivée sur le bateau de la Compagnie Générale de Navigation, sur le Lac, sa mère a commencé à se plaindre du fait qu’il y avait trop de vent et qu’elle avait la nausée… Et lorsque Marina vient lui rendre visite chez elle, sa mère se plaint toujours que ses passages sont fort courts et donc frustrants. On le voit, ici, c’est Marina qui fait de nombreux efforts pour faire en sorte que sa mère se sente bien et cela est vécu comme une pression fort désagréable par celle-ci. D’ailleurs, à chaque fois qu’elle appelle sa mère au téléphone, cette dernière commence la conversation en s’exclamant de manière très agressive : « Je vais bien ! » … pour ensuite commencer la litanie de ses plaintes. Marina a essayé de couper les plaintes, ou de lui parler d’elle-même, mais sa maman n’écoute pas, et revient toujours à son propre mal-être. Lors d’une dernière discussion, elle lui a même dit qu’une de ses voisines trouvait qu’elle était dure avec elle, ce qui l’a fort énervée. Marina sort de chacune de ces conversations exaspérée et furieuse. Elle sent que toute la négativité de sa mère la contamine, ce qu’elle voudrait justement éviter, car, dans sa vie à elle, tout va plutôt bien. Elle passe ensuite beaucoup de temps à échanger avec son mari à propos du fait que sa mère n’est jamais contente et qu’elle ne cesse de tenter de la faire culpabiliser. Dans la dynamique interactionnelle à l’œuvre entre les deux femmes, on voit que le négatif de l’une appelle le positif de l’autre, et inversement, dans un cercle vicieux délétère.

Cette situation illustre une autre manière de transformer certaines difficultés en problèmes, cette fois en niant tout simplement des difficultés pourtant indéniables. Dans les termes de Watzlawick et de ses collègues, la position de Marina pourrait être résumée ainsi : « Il n’y a aucune difficulté, et pour en avoir une, il faut être méchant ou fou ! »[35]

Je propose à Marina d’arrêter de parler de sa mère avec son mari, dans le but de limiter l’effet de contagion négative, dont elle a dit qu’il était sa crainte principale : « Je ne veux pas que ça déteigne sur moi ! » m’a-t-elle expliqué. L’autre suggestion consiste, lors des prochains échanges téléphoniques avec sa mère, à toujours être « juste un cran » plus négative, ou plus pessimiste, qu’elle, et de toujours commencer par mettre en avant ce qui ne va pas, ce qui est difficile, frustrant et pénible pour sa maman, en d’autres termes, j’invite Marina à reconnaître que la vie quotidienne de sa mère est parsemée de difficultés relativement pénibles. Marina, surprise par cette invitation à rejoindre sa mère dans sa position, accepte néanmoins de tenter le coup.

Marina revient, un mois plus tard. Elle a arrêté de parler de sa mère à son mari, et ils s’en portent mieux tous les deux. Elle a également tenté la stratégie « d’ajouter du bois pour éteindre le feu » avec sa mère. Celle-ci lui a parlé d’un jeune neveu épileptique, et à quel point sa vie était difficile. Marina a convenu que c’était une chose vraiment terrible… ce à quoi sa mère a réagi immédiatement en disant : « Allons, parlons de choses plus gaies ! » Marina explique que cela lui a demandé un vrai effort à chaque fois, mais que du coup, pour la première fois depuis des années, il n’y a pas eu de tension dans leur relation. « C’est intéressant, dit-elle, cela détend l’atmosphère ». Elle explique qu’elle s’est sentie plutôt triste qu’énervée, et que sa mère s’est davantage confiée à elle, lui expliquant notamment qu’elle avait arrêté ses antidépresseurs, car elle n’en avait plus besoin.

Lors d’une troisième séance, deux mois plus tard, Marina confirme que la nouvelle stratégie a complètement apaisé la situation, qu’il n’y a plus du tout de tensions entre elles. Avant, dit-elle, je me sentais tellement en colère contre elle, que j’avais envie de l’étrangler, maintenant, je suis calme, et je me sens finalement assez triste, car je me rends compte que je l’aime et qu’elle est comme un petit chat écorché qui souffre. Avant, quand j’étais tellement en colère, je ne voyais pas que je l’aimais. Marina s’est aussi mise à s’occuper davantage d’elle-même, à se faire du bien, et lorsque sa mère est venue passer quelques jours chez elle pendant l’été, elle a prévu un programme minimum, très tranquille, et les choses se sont très bien passées. Elle est également en train de tester cette nouvelle posture avec ses collègues au bureau, et c’est intéressant pour elle. Avant, explique-t-elle, j’étais quand même quelqu’un d’assez agressif… ce travail est une métamorphose pour moi !

Dans cet article, je n’ai à coup sûr pas épuisé la question des liens qu’il est possible de tisser entre les Quatre Nobles Vérités du bouddhisme et le modèle de la thérapie brève de Palo Alto. J’aimerais néanmoins encore attirer votre attention sur un isomorphisme aux conséquences pratiques très intéressantes pour le thérapeute systémique stratégique : Les Quatre Nobles Vérités peuvent constituer un cadre de référence à la fois simple et percutant pour construire les différentes étapes de la vente d’une tâche thérapeutique, sous la forme bien connue d’un « yes set » :

(1) Vous avez un problème – oui

(2) Vous avez essayé des choses pour le résoudre qui n’ont pas fonctionné – effectivement

(3) Vous êtes prêt à essayer quelque chose de différent pour tenter de le résoudre – oui

(4) Voilà ce que je vous propose pour cela – d’accord

Pour conclure, le point essentiel qu’il me semble important de mettre en avant est que, comme l’a écrit le philosophe et sinologue Alexis Lavis, dans un contexte bouddhiste, les Quatre Nobles Vérités sont qualifiées de « vérités » non pas parce qu’elles sont censées décrire fidèlement « la réalité telle qu’elle est », mais bien plutôt en vertu de leur pouvoir libérateur. Elles sont dites « nobles » parce qu’elles sont un remède, parce qu’elles ont une vertu curative, parce qu’elles sont, écrit Lavis, « ce à quoi il est bon de se fier, comme l’étoile polaire pour le marin, quand bien même il serait impropre pour nous de la dire « vraie » pour lui. »[36]

À ce titre, comme cela vaut aussi pour la grille de résolution de problèmes de Palo Alto, une fois qu’elles ont rempli leur office, il sera important de pouvoir se débarrasser des Quatre Nobles Vérités, de ne pas s’y attacher, de ne plus s’en encombrer, comme on laissera sur la berge le radeau qui nous a permis de traverser le fleuve[37]. Ainsi, si nous considérons que, dans de nombreuses circonstances, des problèmes apparaissent simplement comme résultats de tentatives mal dirigées pour modifier une difficulté réelle[38], Watzlawick et ses collègues ont souligné, très justement, qu’il arrive aussi, à l’inverse, dans certaines situations, que « tout moment de tranquillité, de spontanéité et de plaisir, soit perçu comme le fait que quelque chose ne va pas »[39]. Dans des situations de ce type, l’absence de difficulté peut en venir à être considérée comme un problème, et le fait de ne pas s’inquiéter comme source de plus d’inquiétude encore…

Et c’est parce qu’il existe, au fond, bien des manières de se créer des problèmes, qu’en tant que thérapeutes, pour garder notre souplesse adaptative et éviter de verser dans le dogmatisme, nous devrons faire en sorte que les théories, que les modèles sur lesquels nous nous appuyons pour résoudre des problèmes, puissent toujours être « autodégradables »[40].

C’est en ce sens que l’on peut lire dans le Sūtra du cœur : « Il n’y a ni mal-être, ni origine du mal-être, ni cessation du mal-être, ni chemin vers cette cessation. »

[1] P. WATZLAWICK, R. FISCH & J.H. WEAKLAND, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1974, p. 184.

[2] Ibid, p. 132.

[3] Fondé en 1967 par le psychiatre Donald D. JACKSON au sein du Mental Research Institute de Palo Alto, à la demande du psychiatre Richard FISCH, qui fut le premier directeur du centre.

[4] A.W. WATTS, Le bouddhisme zen, Payot, 1957, p. 75. Les védas sont un ensemble de textes brahmaniques qui sont à la base des rites, des croyances et de l’organisation de la société hindoue.

[5] TICH NHAT HANH, Le silence foudroyant, Albin Michel, 1993, p. 38.

[6] En me référant à ces deux sources originelles, il ne s’agit pas pour moi d’en tirer un quelconque argument d’autorité ou d’authenticité, mais de tenter de les relier à une pratique actuelle et vivante de manière en exprimer les aspects qui me semblent les plus essentiels. Les divers rapprochements proposés n’engagent que moi et n’ont aucune prétention à représenter quelque orthodoxie que ce soit. Aucune intention blasphématoire de ma part, que ce soit vis-à-vis des Bouddhistes ou encore des puristes du modèle de Palo Alto. Cet article est un prolongement des réflexions initiées dans mon essai Zen et thérapie brève, publié aux éditions SATAS en avril 2023.

[7] Dans le bouddhisme mahāyāna (du « grand véhicule »), le bodhisattva est un « être d’éveil » qui, par compassion, a fait le vœu de sauver tous les êtres (dont lui-même).

[8] Cela explique que certains auteurs préfèrent utiliser l’expression de « Quadruple Noble Vérité » plutôt que celle des « Quatre Nobles Vérités ».

[9] « Chacun d’entre nous n’est-il pas entré en ce monde en criant, en protestant en quelque sorte ? Le moins qu’on puisse dire c’est que le fait de sortir de la douce et chaude matrice maternelle pour entrer dans un monde glacial et hostile est un incident douloureux. » D.T. SUZUKI, Essais sur le bouddhisme zen, 1940, Seuil, p. 14.

[10] P. WATZLAWICK, R. FISCH & J.H. WEAKLAND, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1974, p. 56.

[11] « dukkha » en pāli – « duhkha » en sanskrit.

[12] J.D. TEASDALE & M. CHASKALSON, “How does Mindfulness transform suffering? I: The nature and origins of dukkha” in J.M. GILLIAMS & J. KABAT-ZINN, Mindfulness. Diverse perspectives on its meaning, origins and applications, Routledge, 2013, p. 91.

[13] A. W. WATTS, Le bouddhisme zen, Payot, 1957, p. 91.

[14] S. SUZUKI, Libre de soi, libre de tout

[15] P. WATZLAWICK, R. FISCH & J.H. WEAKLAND, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1974, p. 66.

[16] C. WILDER-MOTT, « Entretien avec Paul Watzlawick » dans Y. WINKIN, La nouvelle communication, Points Seuil, 1981, p.323.

[17] Cela n’est pas sans rappeler la Prière de la Sérénité du théologien américain Reinhold Nieburh : « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. » souvent attribuée à tort à l’empereur stoïcien Marc-Aurèle, sous la forme : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé; le courage de changer ce qui peut l’être; et la sagesse de distinguer l’un de l’autre. »

[18] « tanhā » en pāli – « trsnā » en sanskrit. « En résumé, notre désir, ou « soif » de vivre et d’être heureux, se heurtant à l’impermanence de toute chose, est source de douleur. » B. FAURE, Idées reçues sur le bouddhisme, Cavalier Bleu, 2016, p. 72.

[19] J.D. TEASDALE & M. CHASKALSON, “How does Mindfulness transform suffering? I: The nature and origins of dukkha” in J.M. GILLIAMS & J. KABAT-ZINN, Mindfulness. Diverse perspectives on its meaning, origins and applications, Routledge, 2013, p. 94.

[20] A. LAVIS, La conscience à l’épreuve de l’éveil, 2018, Éditions du Cerf, p. 230.

[21] HUANG-PO, Entretiens, 1985, Seuil, p. 111.

[22] P. DEMIÉVILLE, Entretiens de Lin-Tsi, 1972, Fayard, p. 134.

[23] R. FICH, J.H. WEAKLAND & L. SEGAL, Tactiques du changement, Seuil, 1982, p. 145.

[24] A.W. WATTS, Le bouddhisme zen, Payot, 1957, p. 96.

[25] P. WATZLAWICK, J.H. WEAKLAND & R. FISCH, Changements, 1974.

[26] J.-L. GIRIBONE, « Ce que nous a appris l’école de Palo Alto », Revue Esprit, N° 145(12), décembre 1988, p. 125.

[27] A. LAVIS, La conscience à l’épreuve de l’éveil, 2018, Éditions du Cerf, p. 87.

[28] J.D. TEASDALE & M. CHASKALSON, “How does Mindfulness transform suffering? I: The nature and origins of dukkha” in J.M. GILLIAMS & J. KABAT-ZINN, Mindfulness. Diverse perspectives on its meaning, origins and applications, Routledge, 2013, p. 89.

[29] S. MUSŌ, Dialogues dans le rêve, 1974, G.-P. Maisonneuve & Larose, p. 42.

[30] « upāya » en pāli et en sanskrit.

[31] E. MAEX, “The Buddhist roots of mindfulness training: A practitioner’s view” in J.M. GILLIAMS & J. KABAT-ZINN, Mindfulness. Diverse perspectives on its meaning, origins and applications, Routledge, 2013, p. 167.

[32] P. WATZLAWICK, R. FISCH & J.H. WEAKLAND, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1974, p. 135.

[33] D.D. JACKSON, “Pain as a prerogative”, 1967, in W. RAY, Ed. Don D. Jackson, Interactional Theory in the practice of Therapy Zeig, Tucker &Theisen, 2009, pp. 227-228.

[34] « La psychothérapie comme traité de navigation », Débat entre François ROUSTANG et Nicolas DURUZ, propos recueillis par Bernard GRANGER le 17 octobre 2009, Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences, 2010, 8(1), p. 13.

[35] P. WATZKAWICK, J.H. WEAKLAND, A. BODIN, D. FISCH, « De certains thérapeutes familiaux marginaux », 1972, in P. WATZLAWICK & J.H. WEAKLAND, Sur l’interaction, Points Seuil, 1977, p. 436.

[36] A. LAVIS, La conscience à l’épreuve de l’éveil, 2018, Éditions du Cerf, p. 138.

[37] Ou selon la phrase de Tchouang-Tseu : « Lorsque le poisson est attrapé, la nasse est oubliée. »

[38] P. WATZLAWICK, R. FISCH & J.H. WEAKLAND, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Seuil, 1974, p. 54.

[39] P. WATZKAWICK, J.H. WEAKLAND, A. BODIN, D. FISCH, « De certains thérapeutes familiaux marginaux », 1972, in P. WATZLAWICK & J.H. WEAKLAND, Sur l’interaction, Points Seuil, 1977, p. 436.

[40] « La psychothérapie comme traité de navigation », Débat entre François ROUSTANG et Nicolas DURUZ, propos recueillis par Bernard GRANGER le 17 octobre 2009, Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences, 2010, 8(1), p. 8.

Un article de Guillaume Delannoy tiré d’une conférence donnée à Fribourg, Suisse, le 11 décembre 2024, à l’invitation de l’Association Fribourgeoise d’Interventions Systémiques et de Thérapie de famille.

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