Si vous lisez la première ligne de cet article, c’est que le titre vous a intrigué ou accroché. Comme le miel attire les abeilles, les stars attirent le plus souvent l’attention. Quatre grands hommes qui paraissent avoir – au moins – un point commun : « nous apprendre à nous voir de la manière dont des extraterrestres nous verraient »1. Quand je fais référence à James Cameron, ponte international du cinéma de science-fiction, Alexandre Astier, artiste français talentueux de notre génération, Paul Watson, activiste et écoguerrier dont les écrits et ceux de Gregory Bateson regorgent de similarités (Margaret Mead, épouse de Bateson ayant été membre du bureau de son ONG) et cet homme autant anthropologue, qu’épistémologue … en tout cas visionnaire qu’est à mes yeux Gregory Bateson, ils parlent tous d’une même chose sans pouvoir si facilement la définir précisément – ce qui la viderait de sa substance – qui renvoie à des notions comme : l’interdépendance du vivant, l’arrogance et l’étroitesse de notre pensée par buts égocentrés et anthropocentrés, l’importance de la relation et de la coexistence des altérités.

Depuis plusieurs semaines, les informations tournent autour d’une même actualité et nul besoin de vous faire l’affront de vous rappeler laquelle. « Quand le monde s’arrête », rien que pour le Times Magazine : six Unes avec ce titre… C’est étonnant le nombre de titres accrocheurs en ce sens… La vie est bouleversée… Rien ne sera plus pareil après… L’être humain se prend encore et toujours pour le nombril du monde. Le monde est loin de s’arrêter, il continue à tourner, les oiseaux et renards naissent et grandissent pendant que d’autres s’éteignent, le printemps arrive, les températures augmentent… rien n’a réellement changé. Seulement une majorité d’individus appartenant à l’espèce qui a su le mieux coloniser la planète depuis quelques siècles – période minime depuis le début de l’apparition de la vie – a fait le choix de s’organiser différemment. Et cela pour éviter la propagation d’une autre espèce qui la menace : ce que l’on appelle un virus. Alors certes nos mondes personnels sont bousculés, nos relations, nos proches, nos habitudes. Cette situation est plus ou moins douloureuse, frustrante ou réjouissante, mais nos écologies personnelles dépendent du système plus vaste qui nous permet de vivre dans nos mondes. Ce monde d’interdépendance entre les êtres vivants, toute cette vie qui grouille sur le vaisseau Terre continue sa danse.

Du point de vue d’un(e) apprenti(e) de la pensée de Bateson et praticien(e) des interventions stratégiques issues en grande partie de sa pensée par ses anciens collaborateurs – qu’il l’ait souhaité ou non – , l’arrivée de ce virus dans nos vies humaines apparaître comme un énième écho à certains écrits de Bateson.

Plusieurs d’entre nous sont les héritiers de la pensée de Bateson ou tout du moins, nous sommes les héritiers de ce que nous en avons compris, interprété et de la manière dont ses pensées sont venues se mêler aux nôtres pour faire émerger ce que nous diffusons aujourd’hui. Alors c’est un petit détour par quelques extraits de sa pensée qui est proposé dans ces lignes, pour la raviver, la diffuser, la faire découvrir ou la conforter, tout du moins, encore une fois, ce que j’en ai compris.

Entrons dans le vif du sujet. Il y a peu de chance que nous connaissions un jour clairement l’origine de ce virus : une zoonose, une manipulation en laboratoire volontairement ou accidentellement diffusée, ou encore une autre source, nous ne saurons jamais vraiment de quoi il retourne du fait de la complexité du vivant, de sa circularité et des secrets d’Etat. Quoi qu’il en soit, toutes ces hypothèses ont un point commun : le virus serait né d’une intervention humaine dans la complexité du système plus vaste qui nous entoure et nous englobe et qui vient à plus ou moins long terme le déstabiliser. Je ne souhaite pas faire dans le catastrophisme, le système va très probablement trouver un nouvel équilibre d’ici quelques semaines ou mois. De toute façon, la planète nous survivra. Nous semblons être une des quelques espèces dans l’équilibre interdépendant entre les êtres vivants dont le système pourrait fort bien se passer. Restons dans le registre extraterrestre :

« Considérons la planète comme un vaisseau spatial. Comme tout vaisseau spatial, elle a un système de maintenance vital : la biosphère, qui nous fournit l’air que nous respirons, les aliments qui nous nourrissent et qui s’occupe de gérer nos déchets. Pour garder ce système opérationnel, il faut un équipage. Tout l’équipage est important, il est composé des espèces que nous prenons de haut : les bactéries, les insectes, les vers, les poissons. Ils font fonctionner la planète. Nous sommes les passagers. Certaines espèces donnent, nous ne faisons que prendre. »2

L’intervention humaine dans la délicate et complexe interdépendance des systèmes vivants génère des impacts en chaîne que notre esprit ne prend guère le temps d’anticiper. Nous interrogeons très rarement le seul fait d’intervenir dans un grand nombre de situations quotidiennes, le « il faut faire quelque chose » est une sorte de dynamique presque réflexe chez certains humains que ce soit pour des problèmes individuels, relationnels, sociétaux ou écologiques. Mais combien de fois nos interventions ont-elles produit un effet pire que le problème initial ou en ont-elles ajouté ? Se rajoute à cette frénésie d’actions, le fait qu’on ne réfléchit pas souvent à comment intervenir, en appelant le plus souvent seulement à ce qui nous semble le plus « évident » ou relevant du « sens commun ». Et est-ce toujours une manière qui s’est révélée pertinente ? Et avec quels résultats ? Alors certes pour évaluer la pertinence d’une intervention, cela dépend du point de vue et de la temporalité où l’on se place et des systèmes que l’on prend en considération.

Quand le siège de la folie a été localisé dans le cerveau, l’être humain a trouvé l’idée rapide d’enfoncer une grande tige rappelant un grand pic à glace par le creux de l’œil pour aller chatouiller et transpercer le lobe frontal, n’était-ce pas une idée brillante ? Du point de vue des hôpitaux et des familles qui devaient faire avec de grands « délirants », cela devait être un soulagement au quotidien, mais du point de vue de la personne lobotomisée ?

Quand nous avons découvert les pesticides, cela semblait être une révolution miraculeuse qui aurait permis d’augmenter les rendements de nos agriculteurs pour faire face à une demande croissante en denrées alimentaires. A court terme le génie humain s’est trouvé une nouvelle fois consacré, mais par la suite les eaux, les sols, les animaux puis les humains en ont été empoisonnés. Mais encore une fois, ce poison est toujours présent dans notre quotidien, respectant des « doses journalières acceptables », car il est rentable pour certains et ses effets meurtriers sont tellement dilués sur plusieurs décennies qu’ils en deviennent invisibles.

Intervenir au niveau de la santé par le vaccin est souvent perçu comme une prouesse scientifique sans précédent : éliminant des maladies, évitant des morts et rallongeant la vie. Mais de même, cette intervention peut être perçue comme bénéfique ou catastrophique suivant le point de vue où l’on se place : une démographie mondiale en hausse qui consomme plus de ressources générant une planète exsangue. Et même à un niveau micro, le vaccin peut provoquer des troubles inexistants chez un sujet auparavant en bonne santé.

Et qu’en est-il de nos interventions au quotidien ? Nous voulons éviter que notre enfant « rate » sa scolarité alors nous usons d’heures de discussion pour le convaincre que l’école est importante, intéressante, nous trouvons mille carottes à lui offrir s’il ramène de bonnes notes, ou des punitions fortes visant à l’impacter et le faire travailler. Nous tentons de contrôler son comportement. Parfois cela fonctionne, mais parfois cela envenime les choses.

Ne faudrait-il pas repenser cette automatisation de nos « interventions » ? Réfléchir à leurs conséquences potentielles ? Et observer l’impact qu’elles ont pour voir si elles portent leurs fruits ou nous éloignent de ce que nous souhaitions ?

Dotés de nos capacités de traitement actuelles de l’information, nous ne pouvons pas anticiper les conséquences dans le temps et à tous les niveaux logiques que nos actes vont provoquer, peut-être que la puissance de calcul des algorithmes nous serait d’une aide précieuse sur ce point (la lecture de Yuval Harari est passionnante sur ce sujet). Mais au-delà de ça, la plupart du temps nous n’essayons même pas de les anticiper. Nous n’avons pas appris à le faire, nous indique Bateson, surtout en Occident, mais aussi car cela ne servirait pas nos buts personnels.

John H. Weakland

En appui sur les apports de la cybernétique et de la théorie générale des systèmes, Bateson nous fournit des outils pour penser et orienter nos interventions dans les systèmes quels qu’ils soient. Une citation de Bateson condense à elle-seule pour moi cette sorte de boussole aidant à naviguer dans les méandres du quotidien :

« Le manque de sagesse systémique est toujours puni. »3

Ces quelques mots sont déjà l’invitation à percevoir le monde comme un vaste système ouvert dont nous faisons partie, tout autant que votre chat, votre orchidée, l’air que vous respirez et dont les êtres vivants dépendent. C’est donc ainsi rejoindre Bateson quand il propose que « l’unité de survie réelle est l’organisme plus l’environnement »4, c’est-à-dire tout organisme vivant, l’environnement et les interactions entre ces deux entités.  C’est par exemple ce qui explique que nous tombons malades. Nous ne sommes pas des entités qui peuvent survivre sans oxygène, eau, nutriments sinon nous aurions fermé les écoutilles et nous n’aurions eu aucun souci. Le confinement tente bien d’arriver à ce résultat, bien impossible, par définition. Nous séparons encore beaucoup l’homme de la Nature, comme si ils étaient deux entités séparées. On voit fleurir sur internet des photos étonnantes et amusantes d’animaux sauvages dans les rues, de dauphins et autres merveilles de l’Océan près des côtes et la légende décrit que la nature reprend ses droits sur l’Homme, mais encore cette coupure. En tant qu’êtres humains ne faisons-nous pas intégralement partie de cette Nature ? N’en sommes-nous pas un élément parmi tous les autres ? Mais cette scission a toujours cours dans un sens comme dans l’autre : l’Homme contre la Nature ou la Nature qui se venge de l’Homme.

Pour Bateson, commettre « l’erreur » épistémologique d’oublier que l’unité de survie est l’organisme plus l’environnement, n’est pas qu’une faute d’intellectuels ennuyeux hantant les bibliothèques universitaires. Il y voit la racine de multiples conséquences tant écologiques, sociétales, que relationnelles et émotionnelles.

« Examinons maintenant de plus près ce qui advient lorsqu’on commet l’erreur épistémologique de choisir la mauvaise unité. On aboutit tout simplement à des conflits qui opposent des espèces à d’autres espèces avoisinantes ou à l’environnement où elles vivent (…) vous décidez par exemple que vous voulez vous débarrasser des sous-produits de la vie humaine et que le lac Erié est l’endroit idéal pour les déverser. Vous oubliez alors complètement que le système appelé lac Erié est une partie de votre système plus vaste, et que si ce lac devient malade, sa maladie sera inoculée au système plus vaste de votre expérience. »5

Cette erreur sévit depuis des siècles dans la pensée humaine au pouvoir. Elle a généré des conflits humains, des guerres, des luttes, des dégâts plus ou moins étendus de la biosphère. Bateson s’inquiète d’autant plus de l’alliance de cette croyance avec la révolution industrielle :

« A partir du moment où l’on dispose d’une technologie suffisamment efficace pour donner réellement suite à ces erreurs épistémologiques, en ravageant sans entraves le monde où l’on vit, l’erreur devient alors mortelle. »

L’organisme qui détruit son environnement se détruit lui-même, que l’on parle de l’environnement biologique, sociétal, relationnel ou physiologique.

D’autant plus que penser l’Homme contre l’homme, l’Homme contre les espèces, l’Homme contre les éléments naturels, nous laisse l’opportunité d’accuser un coupable et de ne pas orienter notre attention sur le feed-back de nos actions, sur notre part de responsabilité.

« Ce sont ces mêmes prémisses erronées qui conduisent aux théories du contrôle et du pouvoir. Nous vivons dans un monde où, quand on ne peut obtenir ce que l’on désire, on en est réduit à trouver un bouc émissaire. Il faut alors construire une prison ou un hôpital psychiatrique, selon les préférences, pour y enfermer tous ceux que l’on peut identifier comme fous ou délinquants. Si cela s’avère impossible on se contentera de dire : C’est la faute au système. Voilà où en sont rendus nos enfants, ils blâment les institutions. »6

Nous pourrions entendre des liens criants entre notre actualité et ce dernier extrait.

C’est ce même mécanisme de volonté ou de désir frustré et de scission puis d’accusation que nous avons mis en place, originairement en Occident (mais les « mauvaises » idées se propagent), pour classer les différents éléments qui nous entourent. Nous voulons garder notre troupeau de moutons en vie (enfin jusqu’à ce que leur mort nous rapporte notre salaire), alors nous qualifions les loups, les renards et les ours d’« espèces nuisibles », bon alibi pour les exterminer. Nous voulons pouvoir nager dans tous les Océans du Monde sans risquer notre vie, alors vite, chassons ces requins meurtriers. Nous voulons un joli jardin à la française devant notre porte, alors nous étiquetons certaines plantes de « mauvaises herbes », nous justifiant ainsi de les arracher.

Nous trouvons que notre enfant ne se comporte pas de manière adaptée à nos nos critères, alors nous devons diagnostiquer ses « mauvais » câblages neuronaux, son « dys » quelque chose ou son « mauvais » caractère pour pouvoir le calmer avec quelques molécules ou séances de rééducation.

Nous souhaitons que notre adolescent ne suive pas un chemin qui nous effraie ou que nous désapprouvons, alors nous devons détecter les « mauvaises fréquentations » et l’en éloigner (Le visionnage de Roméo et Juliette7 est dans cette situation très instructif).

Nous souhaitons que notre conjoint corresponde à nos attentes, nous comble et nous redevienne fidèle, alors il nous faut faire cesser ces « mauvais » comportements chez le conseiller conjugal.

De même, nous sommes déçus de notre vie qui ne nous comble pas, et nous accusons nos « mauvais » parents, notre « mauvaise » estime de nous, notre « mauvais » comportement.

Ce sont les deux facettes d’une même médaille : notre croyance que nous pouvons obtenir ce que nous voulons/décidons, quelque part comme si nous le méritions, nous autres, êtres humains si exceptionnels, si hors du commun, joyaux de la création ou huitième merveille du monde. Cette croyance dans le pouvoir de notre volonté, dans la puissance de notre intelligence, de ses objectifs, de ses buts, est peut-être l’arme de destruction massive la plus puissante de notre civilisation.

« Si c’est nous le truc le plus intéressant, est-ce que du point de vue d’un tiers qui viendrait ça ne serait pas une maladie, un cancer ? Notre population est obligée de fabriquer, de chauffer, de faire des trucs droits et carrés, de perdre son pelage, de devenir dépendante des fringues, du chauffage, des véhicules, de l’information. On a ce cerveau énorme, et si tout ça était un défaut ? Si un extraterrestre venait est-ce qu’il ne verrait pas que sur cette planète il y a plein de trucs super mais qu’il y a un problème, il y a cette population qui se reproduit comme un virus, bousille tout, même s’ils ont des jolis travers comme des spectacles, qui sont une chose très curieuse vue d’un tiers. Mais combien de fois ce tiers aurait l’impression que nous sommes le virus de cette planète ? Je ne suis même pas sûr que du point de vue planétaire l’intelligence soit une bonne chose en fait. »8

Ce qui introduit la suite de ce que renferme cette petite phrase de Bateson pour moi : « Le manque de sagesse systémique est toujours puni », c’est-à-dire la méconnaissance des règles qui régissent tout système ouvert. Non seulement, il nous invite à envisager le monde comme un vaste système, fait de plusieurs sous-systèmes interdépendants les uns des autres, organisé en hiérarchie comme des poupées russes, mais il a utilisé aussi les règles de fonctionnement de cette métaphore pour tenter de saisir un peu plus finement ce qui se trame dans les histoires humaines et les interactions du vivant que sont, entre autres, la Théorie Générale des Systèmes et les apports de la Cybernétique.

Parmi les trois lois essentielles régissant les systèmes vivants, nous allons nous intéresser à la loi de la Totalité, car elle a de forts échos dans notre actualité. Que nous dit-elle, si nous restons prosaïques ?

Que le système est plus que la somme de ses éléments : il y a des caractéristiques qui émergent de l’interaction entre les éléments. Notre ennemi d’aujourd’hui, le petit Covid-19, ne ferait pas les gros titres si la rencontre entre sa chimie et la nôtre ne provoquait pas les symptômes néfastes à notre santé. C’est aussi ce concept de qualité émergente qui nous fait dire qu’il n’y a pas de « mauvaises » personnes mais seulement des rencontres entre deux personnes, des interactions entre deux individus qui génèrent des situations qui sont difficiles à vivre pour l’un d’eux ou les deux.

Qu’un élément du système ne peut contrôler unilatéralement un autre élément du système, ni le système entier. C’est sur ce point que je m’étendrai plus longuement pour faire le lien avec cette croyance humaine paraissant destructrice à Bateson : celle de l’illusion du pouvoir d’un élément sur l’ensemble du système, qu’une partie pourrait contrôler le tout.

En tant qu’individus, nous sommes nous-mêmes un système comprenant de multiples sous-systèmes. Parmi ces sous-systèmes, nous trouvons ce que nous appelons la « conscience », d’autres peuvent l’appeler le « réflexif », la pensée consciente, tout ce qui recouvre nos souhaits, nos objectifs, notre volonté, nos attentes, notre imagination. Cette part consciente n’est qu’un élément du système que nous délimitons comme étant « nous » et nous nous fourvoyons avec les lois du système quand nous nous attendons à ce que la vie suive le cours que nous voulons qu’elle suive de ce que nous voulons. Cette phrase vous semble une évidence niaise ? Cela peut paraître étonnant, mais c’est la règle qui est majoritairement défiée au quotidien par nombre d’individus et par une grande partie de notre patientèle. Sinon comment expliquez-vous qu’un homme puisse peut tenter de vaincre ses problèmes d’érection en se répétant « je vais y arriver », s’exhortant pour à ce que son organe sexuel obéisse à sa volonté ? Comment expliquez-vous que cette magnifique jeune femme alterne des moments de déception profonde et de frénésie car elle pense que « le monde devrait être plus beau et plus écologique, c’est bien ce que tout le monde veut non ? » Comment comprendre que cette femme qui lutte pour ne pas pleurer, en vain, après s’être fait quitter, se justifie en me disant : « Je ne veux pas pleurer pour ce pauvre type quand même ». Comment comprendre que cet homme harcelé de ruminations qui tournent en boucle, l’empêchant de trouver le sommeil ou la concentration, ait tenté de les maîtriser de la sorte : « Je ne veux pas y penser, je me force à penser à quelque chose de positif ou à m’occuper l’esprit ».

Je veux que mon corps m’obéisse. Je veux que mes pensées m’obéissent. Je veux que mes émotions m’obéissent. Je veux que mon partenaire se comporte comme je le souhaite. Je veux que le monde tourne comme j’ai envie qu’il tourne. Et comme je n’ai pas intégré la base de la cybernétique : orienter mon attention sur le feedback de mes actions, je persiste à faire toujours plus de la même chose.

Mais la volonté, la conscience, les souhaits buts et attentes, les objectifs que les gens se donnent, peu importe le mot que l’on prend, ne sont qu’un élément du système et donc ne peuvent contrôler unilatéralement les autres éléments du système que je suis : mes organes, mon flux de pensées, mes émotions, mon chat, un autre être humain, tous les autres êtres humains… L’être humain contrôle si peu de choses si l’on regarde le monde de manière systémique, il y a tellement de bourrasques qu’il ne peut éviter et de tempêtes qu’il ne peut empêcher, il ne peut qu’être suffisamment souple pour ne pas chuter de son fil de funambule.

Mais pourtant si je le veux, je le peux non ? Impuissance et tyrannie sont les deux faces de la même médaille de cette illusion. A en croire la sagesse systémique, si un élément fait partie d’un système, la lutte contre le système ou contre un autre élément est perdue d’avance.

Alors, direz-vous, c’est triste, faut-il juste se résigner à accepter les choses telles qu’elles sont ? Ce n’est pas du tout le propos, quoique pour certaines choses, ce serait certainement plus sage. Les connaisseurs de l’art stratégique savent que les situations peuvent se transformer, efficacement et durablement. Mais cela ça ne va nullement à l’encontre de cette loi. Car le 3e élément de la loi de la totalité dit qu’un élément peut influencer un autre élément et le reste du système. Toutefois entre contrôle unilatéral et influence, la différence est de taille, et attention à ne pas nous fourvoyer. Par exemple, en ce qui concerne notre approche systémique stratégique, si nous faisons croire que nous pouvons contrôler les comportements alors nous donnons l’image d’une méthode « magique », « toutepuissante », permettant à chacun d’avoir la vie qu’il veut comme il l’a décidé. Non, nous ne pouvons pas faire en sorte que votre enfant travaille, nous n’avons pas la recette du contrôle unilatéral sur le comportement de l’autre (et heureusement, non ?). Nous pouvons explorer avec vous la dynamique relationnelle en jeu, nous pouvons vous proposer des changements de position, nous pouvons vous proposer de suivre des prescriptions mais nous ne pouvons pas vous donner la garantie à 100% que vous obtiendrez ce que vous voulez comme vous le voulez. Ce serait malhonnête et en contradiction avec la sagesse systémique.

C’est sur ce point, ce qui est faisable, transformable si l’on suit la « sagesse systémique », que l’on peut donc s’interroger sur la question des interventions humaines dans le vaste réseau d’interdépendances qui constitue notre univers et nous-mêmes, question qui a ouvert cet article. Notons déjà ce qu’entend Bateson par « sagesse » :

« J’entends par sagesse, la connaissance du système interactif plus vaste, ce système qui, s’il est perturbé, est à même d’engendrer des courbes exponentielles de changement », et dit autrement « j’entends par sagesse la prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la totalité de l’être systémique ».9

Dans ce cadre, ils s’intéressent à la façon dont les schizophrènes communiquent et se demandent si l’on ne pourrait pas considérer leurs messages comme des métaphores, mais des métaphores difficiles à identifier comme telles car on ne dispose pas de signes clairs (d’indices de contexte) indiquant : « il s’agit d’une métaphore ! ». La question étant: « dans quel contexte social ces personnes ont-elles appris à utiliser ce type de discours schizophrénique » ?

Ce qui est sous-entendu, c’est qu’agir avec sagesse systémique reviendrait à anticiper et imaginer les réactions en chaîne qui ont de grandes chances de se produire compte tenu de toutes les interactions en jeu dans le ou les systèmes en question. Et c’est là, que l’exercice s’avère particulièrement périlleux et ce, pour, au minima, deux raisons citées par Bateson.

J’ai déjà abordé la première : notre capacité de traitement. Toutes les entités vivantes dont nous faisons partie, celles que nous voyons et celles que nous ne pouvons percevoir, sont reliées entre elles par un système d’interdépendance et d’équilibre. Ainsi il nous faudrait avoir une connaissance infinie et une puissance de calcul qui dépassent nos capacités actuelles.

La deuxième raison, peut-être la plus importante, est le fait que la conscience filtre les informations que nous souhaitons traiter en fonction de nos buts et pense sur du court terme.

« La conscience est un dispositif court-circuité, qui nous permet d’obtenir rapidement ce que nous souhaitons : non pas d’agir avec un maximum de sagesse pour vivre, mais de suivre la voie logique ou causale la plus courte, pour obtenir ce que nous souhaitons dans l’immédiat : un dîner, une sonate de Beethoven, du sexe et surtout, plus de pouvoir et plus d’argent (…) La conscience, attachée au but, extrait de l’esprit global des séquences qui caractérisent l’ensemble de la structure systémique. (…) L’homme agit selon ce qu’il croyait être du bon sens et le voilà aujourd’hui dans le pétrin. Il ne voit pas exactement où chercher l’origine de ses déboires et il se sent plus ou moins lui-même victime d’une injustice. Il ne se considère toujours pas comme faisant partie d’un système (…) Si on examine des exemples de situations réelles où la nature systémique du monde a été laissée pour compte au profit du but à atteindre ou du « bon sens », on peut y observer des réactions assez analogues. »10

Et nous retrouvons les exemples cités plus haut : je veux un beau jardin, je veux garder mes moutons en vie, je veux que mon enfant ait un comportement adapté et donc j’interviens sans prendre en compte la nature systémique de l’équilibre des plantes, des espèces ou des comportements. Le retour de bâton se fera sentir à plus ou moins long terme, à en croire Bateson, et l’expérience peine à le contredire.

Alors, notre volonté : erreur de la nature ou joyau ultime de la civilisation humaine? Vous trouverez ailleurs des écrits passionnants qui ont développé cette question du « but conscient » de Bateson et de cette difficile question : intervenir ou ne pas intervenir ? Comment intervenir en épousant au maximum la sagesse systémique ? N’oublions pas que nous-autres thérapeutes systémiques stratégiques semblons, à un niveau, intervenir plus que d’autres confrères par nos questionnements, nos recadrages et nos prescriptions, mais que tout cela vise uniquement un autre niveau : l’arrêt des interventions vaines de nos clients (car très souvent ces interventions vaines défient justement une des lois des systèmes). Nos interventions visent la non-intervention ou une intervention à un niveau plus ajusté. C’est sûrement la meilleure manière que nous ayons trouvée pour accorder notre attachement à la pensée de Bateson, qui se méfiait beaucoup de l’application de ses idées dans quelque champ d’intervention que ce soit et de notre activité de thérapeutes qui interviennent dans les affaires humaines.

Un grand nombre d’individus semblent fonctionner fréquemment par buts conscients : volontaires et à court terme, depuis des siècles, mais ce que pointe Bateson ce sont les dégâts exponentiels causés par l’adjonction de cette manière de penser et d’agir avec les technologies puissantes que nous détenons aujourd’hui, et plus encore demain. Bateson ne met pas en cause les avancées technologiques. Toute technologie n’est qu’un outil, tout dépend de la pensée et de la main qui l’actionnent. Les nouvelles technologies émergent d’ailleurs de la découverte de la cybernétique et de la systémie. Pour Bateson, ce ne sont pas ces technologies qui sont à remettre en cause mais ces technologies utilisées par des esprits ne suivant pas la sagesse systémique. L’œuvre de Charlie Brooker est d’ailleurs intéressante à visionner à ce niveau : peu importent les avancées technologiques si la manière de penser des humains qui s’en servent reste la même. C’est aussi ce qu’illustrent les monstres créés par la science-fiction :

« Le monstre de science-fiction provient de notre usage inconsidéré de la technologie, de notre conception erronée de la science et des lois naturelles, de notre arrogance quand nous nous prenons pour Dieu et tentons de créer une version améliorée de nous-mêmes ou de contrôler ce que nous ne comprenons pas avant de le relâcher dans la nature (…) Ça découle toujours d’une erreur humaine ou de notre propre arrogance (…) de notre acquisition soudaine d’une puissance immense en l’absence de la sagesse qui aurait dû l’accompagner. »11

Il ne semble pas non plus qu’il faille faire des rapprochements trop rapides entre la pensée de Bateson et le militantisme écologiste actuel, sauf peut-être s’il prend la forme et le visage de Paul Watson et de ses acolytes qui visent l’arrêt des interventions humaines destructrices des océans avec humilité et actions minimales. Car Bateson met en garde contre des actions effectuées trop vite sans s’interroger sur les effets de nos actions dans le cycle : action/rétroaction/action/rétroaction etc. Une action a priori écologique peut avoir à un autre niveau un impact désastreux sur l’écologie. L’exemple des abeilles domestiques ayant contribué à la baisse des abeilles sauvages, déjà en extinction, en est un exemple. De même, il met en garde contre les discours propagandistes, tout simplement car, encore une fois,  une partie ne peut pas contrôler le tout : on ne peut insérer de force une pensée chez quelqu’un. Sur ce point notre pratique ressemble plus à Inception dans sa mécanique qu’à des discours pour convaincre.

La sagesse systémique est méconnue par la plupart d’entre nous car ce n’est pas ce que l’on nous a enseigné et transmis. Nous en avons souvent toutefois une intuition sourde. Bateson ajoute que la pensée par but conscient s’entretient d’autant plus qu’elle est renforcée par des milliers de détails culturels. Nous classifions toujours les choses en « bonnes » ou « mauvaises », en « normales » ou « anormales », en « pathologiques » et « saines » et nous sommes invités socialement à poursuivre ces catégorisations, à séparer, à scinder, à ne pas nous soucier des interactions entre les gens. Nous sommes aussi incités culturellement à croire que notre volonté peut vaincre toute limitation de notre condition : nous allons trouver une autre planète pour vivre, nous allons combattre la mort, nous allons trouver des solutions technologiques qui nous permettront de réduire notre empreinte écologique tout en continuant notre croissance économique. Si nous voulons quelque chose, rien ne peut nous arrêter, perdre 20 kilos avec seulement 15 minutes d’exercice chez vous en un mois de confinement est vendu comme possible ! Mais ces incitations culturelles s’éteindraient si elles ne trouvaient personne pour y adhérer et les entretenir.

Agir et penser en appui sur la sagesse systémique, exercice périlleux donc mais l’entraînement reste possible. Bateson lui-même a écrit s’être exercé sans y arriver toujours : « Arriver à adopter concrètement cette autre façon de penser, et à s’en faire une habitude au point qu’elle devienne consubstantielle à mes gestes quotidiens – boire un verre d’eau ou abattre un arbre – n’est pas chose facile. Et pourtant, je vous assure que je crois fermement que nous ne devrions nous fier à aucune décision politique émanant d’individus qui n’ont pas encore contracté cette habitude. »12

Il ajoute qu’il y a tout de même quelques expériences et disciplines qui peuvent nous aider à imaginer l’état que procurerait cette « habitude de pensée correcte » :

  • « Le premier pas dans la voie de la sagesse serait donc de corriger quelque peu l’étroitesse de nos conceptions uniquement finalistes», autrement dit – plus loin : « le premier remède réside dans l’humilité. Je ne l’avance pas ici comme un principe moral, chose détestable pour beaucoup, mais simplement comme un élément d’une philosophie scientifique. Pendant la période de la Révolution Industrielle, le plus grand désastre a été, probablement, le développement considérable de l’arrogance scientifique. Nous avions découverts comment fabriquer les trains et autres machines, nous savions comment empiler des boîtes les unes sur les autres, pour attraper cette fameuse pomme, et l’homme occidental s’est vu en autocrate disposant de pouvoirs absolus sur un univers fait uniquement de physique et de chimie. Les phénomènes biologiques promettaient d’être contrôlés comme des réactions dans une éprouvette. L’évolution était l’histoire de la façon dont les organismes avaient appris toujours plus de trucs pour contrôler l’environnement, et c’était l’homme qui, de tous les êtres vivants, connaissait les meilleurs trucs. Mais cette arrogante philosophie de la science est maintenant obsolète, et a été remplacée par la découverte que l’homme n’est qu’une partie de systèmes plus vastes, et que la partie ne peut jamais contrôler le tout ».
  • « Sous LSD, j’ai éprouvé, comme beaucoup d’autres, la disparition de la division entre le « soi » et la musique que j’écoutais. Le récepteur et la chose reçue se confondaient étrangement en une entité unique ».
  • L’art est une discipline qui pour Bateson peut nous aider à penser ce lien avec ce qui nous constitue et nous entoure et nous rapprocher de cette connexion à un système plus vaste : « l’art est concerné par la relation entre les niveaux du processus mental: conscient, inconscient, externe ».
  • « Il y a aussi la mort pour nous aider à penser autrement. Il est compréhensible que, dans une civilisation qui sépare l’esprit du corps, les hommes doivent essayer d’oublier la mort ou d’échafauder des mythologies à propos de la survie d’un esprit transcendant. (…) Les idées qui semblaient se confondre avec moi peuvent également devenir immanentes en vous. Puissent-elles survivre si elles sont vraies. »13

La pandémie actuelle est un contexte pouvant chez certains renvoyer à l’expérience triste du décès d’un proche ou à la question de notre finitude. La drogue peut être une activité permettant de s’évader durant le confinement mais ce n’est pas une prescription de notre part et certains clients ont pu nous rapporter qu’elle était plus difficile à trouver en ce moment. Il nous resterait l’art pour occuper cette période différente, raison pour laquelle nous avons choisi d’introduire l’art cinématographique dans cet article.

Ainsi Bateson semble nous inciter à l’humilité, dans le sens de s’ajuster à notre place de simple élément dans un système qui nous dépasse, à éviter de se prendre trop au sérieux – le ton de ses écrits est un régal à ce niveau – et de laisser une place et un temps pour l’art. Bateson nous conseille de faire des expériences par nous-mêmes plutôt que d’ « aller au cinéma, sur les gradins des stades ou lire les journaux pour faire par procuration l’expérience d’un comportement exceptionnel » mais en ces temps de confinement, on expérimente comme on peut.

La voie plébiscitée par Bateson d’agir et d’intervenir en s’ajustant aux lois systémiques est une possibilité proposée pour vivre en ressentant et causant le moins de dégâts possibles. Nous pouvons aussi continuer à fonctionner selon nos buts conscients à court terme. Quoi qu’il en soit, Bateson nous invite alors à la responsabilisation de nos interventions. « On peut dire en gros que les phénomènes pathologiques de notre temps ne sont que les effets cumulatifs de ce processus qui combine l’épuisement de la souplesse des réponses aux tensions diverses (pression démographique en particulier), avec le refus d’assumer les conséquences de ces tensions (épidémies, famine…) qui corrigeaient autrefois l’excès de population ». Si nous continuons à faire ce que nous faisons, n’en imputons pas les conséquences à d’autres que nous-mêmes, tant au niveau individuel que sociétal.

Nous pouvons continuer à agir comme nous le faisons en majorité, méconnaissant et méprisant les lois systémiques – après tout elles ne sont qu’une vision du monde, qu’une métaphore utilisée pour décoder le flux de la vie parmi d’autres. Nous pouvons garder cette liberté, mais assumons les conséquences. Ne soyons pas tels le renard dont parle le poète William Blake, qui condamne le piège dans lequel il s’est fait prendre, mais pas lui14.

Nous voulons coûte que coûte vivre une vie sans anxiété et sans peur. Nous voulons que notre enfant adopte un comportement calme, concentré et adapté en classe. Nous pouvons utiliser toutes sortes de molécules qui anesthésient nos ressentis, contrôlent en partie notre corps, et dans ce cas nous acceptons aussi les possibles effets secondaires hormonaux et de dépendance.

Nous voulons coûte que coûte que nos enfants fassent les choix que nous pensons les meilleurs pour eux. Nous pouvons user de mille arguments, de logique et de rhétorique. Mais nous acceptons alors aussi la possibilité qu’ils s’éloignent et nous fuient.

Nous voulons continuer à vivre notre vie comme nous le souhaitons et être protégés des épidémies, alors dans ce cas nous il nous faut espérer qu’Elon Musk arrivera vite à terraformer Mars (si c’est une zoonose ou une diffusion volontaire du virus), ou opter pour plus de robotisation évitant les erreurs humaines ainsi que pour une surveillance de masse de préférence par implant sous-cutané, charge à chacun d’assumer ensuite les conséquences en chaîne de ce type de décision.

Nous continuons à vouloir des fraises en hiver car la vie est courte et que ce plaisir est techniquement possible ? Pas de problème, mais dans ce cas nous acceptons aussi le poison qui est inséré dans le sol pour pouvoir les obtenir, qui gangrène notre corps à petit feu et entretient la pollution de la planète.

« La « liberté » et la « responsabilité » sont deux notions complémentaires ; l’accroissement de la première provoque toujours l’accroissement de la seconde. »15

Un article de Fanny Galan

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