« C’est tout à fait arbitrairement que le cerveau a été choisi comme

étalon pour mesurer la qualité et la noblesse dans le règne animal.

Si, au lieu du cerveau, on avait choisi, par exemple, l’estomac,

vous pouvez être sûr que la reine de la création serait la vache. »

Gotlib

Rubrique-à-brac – Tome 4

L’expression ruminer est une analogie aux allures paradoxales. Du mécanisme digestif naturel de paisibles bovins nous avons fait un processus mental stérile et autodestructeur. Quel incroyable retournement de sens ! Dans cet article, nous proposons 4 vignettes illustrant l’approche systémique et stratégique de différentes formes « d’indigestions de pensées ».

Julie, cadre dans l’administration, est passionnée par la thématique du développement durable. Alors que ses supérieurs hiérarchiques ne s’étaient jusque-là jamais intéressés à la question, il y a deux ans, la thématique est soudainement devenue une priorité, et les compétences uniques de Julie ont alors été sollicitées. Invitée à participer à plusieurs projets sur la question, elle a accepté avec enthousiasme. Julie nous explique que, bien que ces projets continuent à l’enthousiasmer, elle est envahie nuit et jour par des ruminations anxieuses à leur sujet. Elle réfléchit à ses alliés, aux personnes dont elle doit se méfier, aux jeux d’influence qu’elle pourrait utiliser pour faire avancer ses projets, aux enjeux de pouvoir susceptibles de tout bloquer. Elle ressasse aussi la demande qu’elle a faite à sa hiérarchie d’officialiser son rôle au niveau de la politique de développement durable de l’administration, ce qui lui a été promis par son supérieur, mais qu’elle attend encore après plus d’une année. Les choses prennent du temps, se dit-elle, mais elle a entendu dire qu’un autre responsable essaie lui-aussi de se positionner sur cette thématique, et elle craint qu’il ne s’en empare à ses dépens, alors qu’elle est mille fois plus pertinente que lui sur le sujet ! Lorsque nous lui demandons si toutes ces réflexions anxieuses lui sont utiles, elle nous dit qu’elles lui ont permis d’éviter certains pièges et aussi de peaufiner sa communication pour mieux influencer certains décideurs dans des moments clefs. Mais le problème c’est que cela prend maintenant une trop grande place dans son quotidien. Son mari et ses deux enfants lui disent qu’elle est toujours « absente », qu’elle ne les écoute jamais. La nuit, elle passe aussi des heures à tourner et retourner tout ça dans sa tête. Elle voudrait pouvoir profiter de ses soirées et de ses weekends pour passer du temps avec ses proches, mais, rien à faire, elle est complètement obsédée par toutes ces questions !

La première proposition que nous lui faisons s’appuie sur la concession que nous a fait Julie de l’utilité d’au moins une part de ces ruminations. Nous l’invitons donc à dédier un moment chaque jour à ces questions, en s’asseyant à une table et en posant sur papier tout ce « matériel » réflexif, mêlé d’anxiété, de frustrations, de jubilation, de façon à prendre un certain recul. Lorsque Julie revient après deux semaines, elle nous dit que ces moments dédiés aux ruminations l’ont un peu apaisée, qu’elle est moins envahie par elles le reste du temps, mais que ce qui a été le plus frappant, c’est qu’elle s’est rendue compte, en faisant ce travail d’écriture, qu’elle est, certes, anxieuse, mais surtout très en colère contre sa hiérarchie, qui utilise ses compétences depuis plus de deux ans sans lui donner aucune reconnaissance officielle à ce sujet. Elle s’est rendue compte que la majorité de ses ruminations tournent autour de la question de savoir comment faire pour obtenir cette reconnaissance. Nous proposons alors à Julie de réfléchir à ce qu’elle ferait si elle était certaine que ses supérieurs hiérarchiques ne lui donneraient jamais la reconnaissance qu’elle attend. Cette réflexion permit à Julie de trouver une réponse utile pour elle : « Je pense que je chercherais d’autres contextes dans lesquels mes compétences dans ce domaine pourraient être reconnues… » Et c’est ce qu’elle fit, tout en gardant son emploi au sein de l’administration.

On voit dans cet exemple qu’il est important de ne pas considérer les ruminations comme étant nécessairement délétères. Elles peuvent parfois s’avérer utiles, et vouloir s’en passer totalement n’est dès lors pas souhaitable. L’autre point illustré ici est l’importance de rendre la personne active par rapport à ses ruminations. Proposer une tâche d’écriture est une façon, parmi d’autres, d’obtenir cela. Elle a en outre bien souvent l’avantage de permettre une modification de la perception, une clarification de ce qui fait effectivement problème pour la personne. Enfin, il est intéressant de pouvoir parfois orienter les ruminations dans une direction toute nouvelle, ce qui en change profondément la nature et les effets.

Simon, 26 ans, peine à trouver le chemin de sa vie, qui lui semble en pause sur le mode étudiant. Il est toujours en train de finir sa thèse et vit de petits boulots au-dessous de ses capacités et de ses aspirations. Il habite un studio prêté par un oncle, situation qui lui pèse de plus en plus. Le plus difficile pour lui est le manque de relation affective. Il a des amis mais pas d’amoureuse. Il se sent très frustré, lui qui n’a jamais eu de rapports sexuels, parce qu’il n’arrive pas à aborder les femmes qui s’approchent de lui, et finit par devenir le « meilleur ami », voyant sous ses yeux ces femmes nouer des relations avec d’autres hommes. Son échappatoire est alors se masturber devant des sites pornographiques. Ensuite, il est pétri de honte, et s’en veut de vivre cette vie misérable, réduit à regarder faire les autres, que ce soit dans la vie réelle ou sur son écran. Actuellement il est très amoureux d’une collègue, et il voit déjà se dérouler le scénario habituel : elle lui a fait des avances, auxquelles il n’a pas répondu, et il a vu cette femme s’éloigner sans comprendre, pour s’approcher d’un bellâtre qui a saisi l’opportunité.

Il nous raconte, hésitant, que cette situation est liée quelque chose qu’il n’a jamais partagé avec personne. Quand il avait 17 ans, lors d’un weekend d’intégration, tous les étudiants ont dormi dans un gymnase. Il était alors très épris d’une camarade, et ils se sont allongés côté à côte, discutant tard dans la nuit. Lorsqu’elle s’est endormie, grisé par sa proximité, par sa beauté, il ne pouvait fermer les yeux. A un moment, dans un geste irrépressible et non calculé, il a approché sa main pour la caresser, a touché sa jambe, et l’a glissée le long de sa cuisse. Tout de suite il s’est ressaisi en se disant « Mais qu’est-ce que tu fais ? Elle dort, tu es un violeur ou quoi ? ». Dès le lendemain il s’est éloigné d’elle, se sentant tellement mal d’avoir profité de sa vulnérabilité. Après cette année, il ne l’a plus jamais revue, mais cette honte, cette image de lui pouvant abuser de quelqu’un est devenue une obsession journalière : « Et si cela lui avait porté atteinte ? Si, par sa faute, elle menait une mauvaise vie, la vie de quelqu’un qui a été abusé ? Est-ce qu’elle dormait vraiment ? Est-ce que quelque chose dans son acte n’avait pas abîmé cette fille ? » Il se dit qu’il est quelqu’un de potentiellement dangereux de qui il faut se méfier, lui le premier. Il se sent sale, honteux, ne sait pas quoi faire pour dépasser ça.

Il ne voit pas comment tenter une relation avec quelqu’un, tant le poids cet acte lui pèse. Si seulement il pouvait lui demander pardon, mais la honte est trop grande pour tout lui avouer et en plus il n’a plus de trace d’elle. Nous rejoignons Simon dans cette vision très négative de lui, comme de quelqu’un qui a « fauté » et lui demandons de réfléchir à ce que, selon lui, devrait faire une personne qui a commis une faute grave. Quand il revient, il nous dit qu’il a beaucoup pensé à la question, et que le premier pas serait d’admettre la faute, et ensuite de s’excuser au mieux, et de voir ce qu’il fallait faire pour réparer. Il l’a souvent envisagé, mais la honte est trop importante. Nous lui disons que la honte est à la fois une trace de sens moral qu’il a toujours, et fait partie du châtiment qu’il devra supporter pour avoir fait quelque chose de si répréhensible, mais que tant qu’il garde cela pour lui, il est impossible de dépasser l’événement, tant il reste dans une sorte de complaisance vis-à-vis de lui-même et que comme il a justement ce sens moral qui lui interdit d’accepter cela, il ne peut pas non plus vivre comme si de rien n’était. Il dit que c’est exactement ça. Nous lui proposons de réfléchir : s’il devait « payer » pour cet acte, ce serait quoi ? Même les criminels ont droit à la justice : ils sont jugés, accomplissent leur peine et, la plupart du temps, ils peuvent ensuite retrouver leur place dans la société.

A la séance suivante Simon nous dit qu’il pense qu’il devrait avouer à cette fille ce qui s’est passé et lui présenter ses excuses. Penser à ça le remue, et en même temps il se sent moins mal. Il a même retrouvé son adresse. Il dit qu’il se sentirait peut-être mieux si elle lui pardonnait. Nous demandons alors ce qui se passerait si elle ne lui pardonnait pas. Il reste silencieux un moment et finit par répondre qu’après tout c’est son droit. Elle pourrait lui en vouloir jusqu’à sa mort, et il devrait alors accepter ça. Peut-être sa punition serait qu’elle l’attaque sur les réseaux sociaux, de toute manière sa vie est tellement minable en vivant planqué que ça ne peut pas être pire. Il évoque la possibilité que ses parents ou ses amis l’apprennent. S’il devait récolter l’opprobre public, soit, on saurait alors qui il est en réalité. Nous lui demandons de préparer cette lettre, mais de ne pas l’envoyer.

Lors du rendez-vous suivant il amène une lettre manuscrite où il raconte en détails, non seulement les événements, mais son amour pour elle à l’époque, sa préoccupation toutes ces années du mal qu’il a pu lui faire. Il écrit qu’il la comprendrait si elle ne voulait jamais lui pardonner, qu’il ne veut lui mettre aucune pression, juste lui dire ce qui s’est passé et lui présenter ses excuses. Il nous dit qu’il a dû s’y prendre à plusieurs reprises, qu’il a écrit et écrit et écrit, et que bizarrement, c’est la première fois pendant ces 15 jours qu’il n’a pas pensé trop d’horreurs de lui. Il trouve qu’il a un peu grandi pour oser tout avouer malgré la honte. Nous explorons les suites possibles : s’il envoie sa lettre et qu’elle ne répond jamais ? Toujours très concentré, il dit qu’il devra accepter, que d’ailleurs c’est quelque chose qu’il va ajouter à la lettre, qu’en aucun cas il ne la relancera. Et si elle lui répond furieuse ? Il devra, là aussi, l’accepter. Nous terminons en lui disant de ne pas envoyer lettre avant d’être sûr de ne rien attendre en retour. Quand nous nous revoyons, Simon explique qu’il a passé plusieurs jours à peaufiner sa lettre et est allé la poster. Dès qu’il l’a fait, il a senti que quelque chose s’était fini. Il a arrêté d’y penser, et il en est tout étonné. Comme il n’attend aucune réponse, il ne se prend plus la tête, il a fait ce qu’il avait à faire et il ne voit rien à ajouter pour le moment.

Nous orientons le travail sur la relation avec sa collègue, qu’il a décidé d’approcher, en lui demandant ce qu’il devrait faire ou pas faire, dire ou pas dire, et même penser et pas penser pour être sûr et certain d’être considéré comme un ami tout simplement. Il sourit en entendant cette prescription paradoxale et répond que bien entendu ça suffit de ce manège, qu’il fera ce qu’il faut pour être plus que son ami…

3 mois plus tard il arrive en séance avec un grand sourire, une enveloppe à la main. Il a reçu une réponse à sa lettre. Elle lui a écrit que sa lettre l’a beaucoup touchée, qu’il se soit préoccupé d’elle tout ce temps pour quelque chose d’aussi anodin, qu’elle ne lui en tient pas rigueur, qu’ils étaient très jeunes, qu’elle aussi « craquait » pour lui, qu’une main à la cuisse ne représente pas un abus, qu’au contraire, elle pense qu’il est quelqu’un de bien de lui avouer tout ça après tant d’années. Il l’a remerciée d’avoir pris le temps de lui répondre et lui a souhaité tout le bien du monde. Simon est étonné d’avoir été tellement obsédé par ce sujet, au point de gâcher sa jeunesse. Il a finalisé sa thèse et l’a soumise au jury, a postulé pour un travail qui l’intéresse et sort avec sa collègue, avec qui il fait ses premières expériences sexuelles…

On le voit ici, plutôt que de chercher à relativiser les pensées obsessionnelles coupables et auto-dépréciatives de Simon, nous les avons prises comme point de départ pour orienter sa réflexion vers des questions susceptibles de mener vers l’action et de le mobiliser.

Les parents de Raphael viennent seuls à la première consultation. Ils sont très inquiets pour leur fils de 23 ans qui s’enferme de plus en plus, et dont ils ont remarqué des ecchymoses sur les mains et un bleu sur le front. Depuis des semaines qu’il ne sort pas, comment expliquer ces marques ? Est-ce qu’il se ferait du mal ? Il a terminé il y a quelques mois une prestigieuse école d’ingénieur, mais son stage de fin d’études ne s’est pas transformé en emploi, et les parents, qui lui payaient son appartement pendant les études, lui ont proposé de revenir à la maison pour avoir un peu de répit jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose.

Ils racontent que leur fils a toujours été brillant à l’école sans qu’ils aient besoin de le pousser, et qu’il semblait que son avenir professionnel était fait, mais quelque chose s’était « grippé » et il se trouvait arrêté dans le temps, sans travail, enfermé dans sa chambre, sans voir ses amis, évitant de manger avec eux. Ils ont tenté de l’approcher à maintes reprises, pour le rassurer. Quand ils ont remarqué ses blessures, ils ont redoublé d’attentions, sa mère tente de faire ses plats préférés, on marche sur des œufs à la maison pour ne pas le réveiller au cas où il dorme encore à 10h du matin. Ils sont pleins de bienveillance, lui laissent parfois un peu d’argent sur sa commode quand il prend sa douche, pour ne pas le gêner, tentent de créer une ambiance agréable lors des rares repas en commun. Ils expliquent que tout ce qu’ils veulent est que leur fils soit heureux à nouveau, que fondamentalement la réussite professionnelle leur semble secondaire, même si leur fils a toujours montré que pour lui c’était quelque chose d’important. Nous leur proposons de dire à leur fils que, comme ils s’inquiètent de son état, ils sont allés voir quelqu’un, qui aimerait le voir au moins une fois, pour pouvoir les aider à être moins préoccupés.

Il faut toute une séance pour que Raphael se sente suffisamment à l’aise pour expliquer sa situation. A la fin de ses études, il était en couple avec le premier grand amour de sa vie. Cette amoureuse l’a quitté sans préavis pour un ami commun, et il n’a rien vu venir. Cela l’a complétement bouleversé, le cœur en miettes, doutant de lui et de ses perceptions, très vite sa colère s’est retournée contre lui. Se disant devant le miroir qu’il était un con, qu’elle avait eu raison de partir, qu’il ne valait rien, il pouvait cogner le mur, jusqu’à avoir la main en sang. Dans cet état, il a foiré son stage, n’arrivant pas à dormir, se montrant irritable, faisant des erreurs, et, après tout, il s’en fichait. Il a même commencé à penser que le mieux serait de se supprimer, d’arrêter la souffrance.

Il a alors dû accepter l’offre de ses parents, car il ne pouvait pas leur demander de continuer de payer son appartement et il ne se sentait pas en état de trouver un travail. Mais depuis qu’il est chez eux, les choses ont évolué. La rupture lui fait moins mal, mais il éprouve maintenant d’horribles émotions vis-à-vis de ses parents. Il pense moins à se supprimer qu’à… les supprimer eux. Des pensées de meurtre lui viennent quotidiennement, il se voit les étrangler, ou leur donner des coups de couteaux, et il est choqué de pouvoir penser cela. Il faut absolument qu’il arrête, ils sont si gentils, se sacrifient pour lui, sans jamais le culpabiliser de son échec, il se sent terriblement honteux de penser des choses comme ça, craint parfois de passer à l’action, tellement c’est violent à l’intérieur de lui – et il pleure pendant qu’il nous fait ces terribles aveux. Il y a des phrases qui s’imposent à lui en leur présence (« mère pute ! mère pute !») et il se sent obligé de s’isoler pour les voir le moins possible, mais ils sont toujours là avec leurs gentillesses, les petites attentions qui montrent bien qu’il est un moins que rien dont il faut prendre soin…

Nous disons à Raphael que ses efforts pour éviter ces pensées créent un conflit interne qui ne fait qu’aggraver ses symptômes, et que contrairement à ce qu’il a tenté de faire jusque-là, il doit consigner ces pensées, ces images, ces mots, dès qu’ils viennent, dans un carnet, pour nous permettre de prendre la mesure de leurs occurrences. D’abord réticent, il accepte finalement de laisser venir ces idées, et il observe, avec intérêt, que plus il les note, plus il les écoute, moins elles sont fréquentes – le carnet le lui prouve.

Nous revoyons ses parents et leur proposons de se montrer petit à petit moins prévenants, moins empathiques, en leur disant que certains jeunes se sentent encore plus en échec de ce qu’ils peuvent percevoir comme de la complaisance des proches, et qu’ils doivent faire l’effort de se montrer un peu plus exigeants avec leur fils dans le but de lui envoyer un message qu’ils croient toujours en son potentiel. Ils écoutent avec attention, et la mère s’exclame : « ce qu’il ne faut pas faire pour ses enfants ! ». Nous leur posons alors la question : « si vous n’étiez pas inquiets de son état, s’il allait déjà bien, qu’est-ce qu’il vous semblerait naturel d’attendre de lui ? ». Le père répond le premier : « il faut qu’il trouve un travail, quel qu’il soit – rester à la maison sans études et sans travailler, ça me heurte ». Et la mère : « s’il n’est pas malade, qu’il participe plus à la vie de famille, vienne diner, débarrasse, prenne sa lessive en charge, enfin, comme avant ». C’est sur cette base que nous leur proposons de continuer de réfléchir et d’annoncer peu à peu à leur fils leurs attentes, dans le but de le soutenir d’une manière plus ferme et efficace, ce qu’ils font.

Maintenant que Raphael a accepté de laisser venir les idées, nous allons un cran plus loin et lui demandons de déposer toute sa colère contre ses parents, et tout ce qui lui vient, l’irritation, le sentiment d’être infantilisé, traité en malade, sur une feuille blanche qu’il devra mettre dans une enveloppe et cacheter pour être sur que ni lui ni personne ne pourra la lire, sans censure, de façon à ce que le poison noir de la colère coule comme l’encre à extérieur de lui, chaque jour jusqu’à la séance suivante. Cette prescription change définitivement la situation. Les pensés meurtrières, les insultes et les blessures sur lui-même s’arrêtent. Raphael en est aussi surpris que soulagé. Les parents sont plus fermes sur leurs attentes et, peu à peu, la vie retrouve son rythme. Il trouve un travail temporaire, gagne un peu d’assurance, commence à postuler pour des emplois et a le sentiment d’aller de l’avant…

Cet exemple illustre le fait que quand des pensées inavouables ou effrayantes sont un barrage à l’évolution d’une personne dans le bien-être, essayer de faire en sorte que cette personne y pense moins est bien souvent inefficace, car essayer de ne pas penser c’est déjà penser deux fois. Il est dès lors plus utile d’intervenir paradoxalement en saturant, en « éteignant le feu en ajoutant du bois ». Cela permet souvent de voir ces pensées négatives s’évanouir comme par magie…

Maria, 63 ans est en grande détresse. Un an auparavant, elle a perdu son frère dans des conditions pour le moins dramatiques. En vacances dans leur appartement en Espagne, il s’est senti mal, l’a appelée par téléphone, mais elle était à un concert et n’a pas répondu… Hospitalisé pendant quelques jours, il finit par « s’enfuir » de l’hôpital en pyjama. La famille est prévenue et Maria part pour l’Espagne, paniquée. Elle finit par le retrouver écroulé et agonisant sur le sol de l’appartement, sans portefeuille, sans effets personnels. Rapatrié en avion, il meurt après quelques jours de coma, sans avoir pu revenir à la conscience. Sa mort reste donc un mystère pour Maria. A cela s’ajoutent les conflits familiaux, les enjeux financiers et émotionnels. Elle met beaucoup de temps à se relever de cette perte, véritable traumatisme pour elle. L’année suivante, le COVID fait son apparition avec le confinement qui entraine l’isolement de la mère de Maria, qui avait dû entrer en maison de repos peu de temps auparavant car elle se laissait mourir suite au décès de son fils. Cette dernière décède à son tour et cela ravive chez Maria le sentiment de deuil. Elle pense sans arrêt à la mort, la sienne, celle de ses proches, de ses enfants et petits-enfants, de son mari, elle se fait des scénarios morbides d’accidents de voitures, d’incendie… Ses yeux se posent-ils sur sa fille, la pensée qui lui vient immédiatement est : « Elle aussi, elle va mourir, elle va même peut-être mourir dans d’atroces souffrances… » Maria essaie de chasser cette pensée jusqu’au prochain scénario catastrophe. Lors d’une initiation à la méditation, on lui a conseillé de juste laisser passer ces pensées, comme des nuages dans le ciel, mais elle n’y arrive pas. Elle pleure souvent, n’en peut plus, se demande comment et quand elle va en sortir. Ce n’est pas supportable de ne regarder le monde, ses proches, les gens qu’elle aime qu’à travers le prisme de la mort ! Elle en parle un petit peu à son mari pour essayer de se rassurer. Lui, qui ne vit pas du tout les choses comme elle, ne comprend pas et rationnalise beaucoup, elle sort de ces conversations avec le sentiment d’être incomprise et de s’éloigner toujours plus de lui. Elle essaie de fuir et de s’évader un peu dans le sport, ce qui lui fait beaucoup de bien, au moins un point positif !

Maria fait tout ce qu’elle peut pour ne pas penser à la mort et donc de ce fait, y pense sans arrêt. Nous questionnons les peurs qui chez elle sont rattachées à la mort, qui peuvent sembler évidentes mais qui méritent d’être vérifiée et surtout affrontées, tant les peurs qu’on évite se transforment en panique, alors que les peurs qu’on affronte se transforment en courage. Nous faisons ce travail d’affrontement ensemble. Elle a peur de revivre la souffrance et l’impuissance de perdre quelqu’un de cher, de ne pas pouvoir s’en remettre et de mourir elle-même de chagrin, de laisser son mari seul, lui qui ne va déjà pas très bien. Elle a peur pour après, ne veut pas se faire incinérer comme son frère mais espère qu’on respectera ses dernières volontés car, pour son frère, elle a dû et doit encore se battre pour imposer les siennes… Étrangement, se permettre de regarder tout cela en face et de partager avec une personne qui ne minimise pas sa souffrance, n’essaie pas de la rassurer et de lui démontrer que tout cela est excessif et n’arrivera probablement pas… l’apaise et la rassure progressivement.

Nous lui demandons de se fixer un rendez-vous quotidien d’une demi-heure, comme nous venons de le faire ensemble, avec la mort. Lors de ce rituel, elle laissera venir tous les scenarii, toutes les pensées concernant la mort. Elle va choisir de les passer en revue et de les regarder en face. Quelques fois ce sera les souvenirs passés, son frère, sa maman… à d’autres moments, les peurs pour l’avenir, pour ses enfants et pour elle-même… comme ça lui arrive de toute façon dans la vraie vie. Elle doit les convoquer pendant ces 30 minutes. Le moment passé, elle se passera un peu d’eau sur le visage et reprendra sa vie normale. Le reste de la journée, ces pensées, ces souvenirs vont malgré tout arriver, et elle pourra se dire qu’elle leur consacrera le temps nécessaire ce soir et reprendre ses activités.

Maria revient à la séance suivante en témoignant d’une évolution surprenante de ses obsessions de mort : « J’arrive tellement bien à leur dire que je m’occuperai d’elles le soir que je n’y ai pratiquement plus pensé en journée et quand le soir venait, je n’avais plus la tête à ça, je n’avais plus envie d’y revenir… » Elle a réussi à le faire seulement 2 fois sur les 15 jours et elle se sent déjà mieux par rapport à toutes ces pensées macabres… Nous l’encourageons à maintenir ce mécanisme. Elle nous parle alors de la sensation du manque de projets dans sa vie… Elle a envie de se faire plus plaisir, elle le mérite bien, elle est enfin à la retraite et a toute sa vie attendu ce moment avec impatience.

A travers ces situations, nous avons vu que lorsqu’une personne ne parvient pas à faire disparaitre des pensées insupportables par la seule force de la volonté, par la méditation ou par la fuite dans l’activité, une autre voie possible pour l’aider à sortir de cette impasse consiste à les convoquer volontairement, à s’appuyer sur elles, à s’en occuper pour éviter d’avoir à s’en préoccuper.

Article co-écrit par Guillaume Delannoy, Vania Torres-Lacaze et Annick Toussaint et publié en novembre 2020 dans le n° 252 de la revue Santé Mentale.

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