Paris – 17 octobre 2049 – 9h00 du matin

C’est avec un sentiment de grande ambivalence que le Professeur Helena D* avait pris possession de son nouveau bureau, à la direction du ministère de la santé et de la sécurité, dont la vue imprenable sur la Seine et Paris était une invitation permanente à la méditation et à la rêverie… Que de chemin parcouru au cours des dernières décennies dans ses deux principaux champs d’expertise : la conception de protocoles d’évaluation scientifiques fiables permettant d’identifier les pervers narcissiques (‘PN’) et la mise en œuvre de politiques publiques efficaces pour les empêcher de nuire au reste de la population ! Que de défis scientifiques, éthiques, politiques, psychologiques, méthodologiques, Helena et ses prédécesseurs avaient-ils dû affronter pour en arriver à la situation actuelle !

Cela avait commencé il y a près d’un demi siècle, avec les premiers tests permettant aux victimes de ‘PN’ de reconnaître ces derniers afin de pouvoir solliciter de l’aide pour se libérer de leur emprise toxique. Mais à cette époque, le phénomène manquait encore de reconnaissance scientifique et de nombreux obstacles barraient la voie d’une action publique véritablement efficace. L’une des questions que se posaient les scientifiques d’alors était de savoir dans quelle mesure les ‘PN’ étaient des gens profondément mauvais, ou plutôt des personnes malades (« bad or mad ? », selon l’expression de ses collègues anglo-saxons de l’époque). Certains psychanalystes niaient même l’existence de cette catégorie de personnes, arguant notamment que le narcissisme était déjà en soit une perversion, et que le terme de « pervers narcissique » était dès lors inutilement redondant. Mais le problème principal consistait dans le fait que la proportion de ‘PN’ était particulièrement élevée dans les rangs des décideurs, que ce soit au niveau des élites économiques ou politiques, et cela dans de nombreux pays du monde.

Ce n’est que grâce au travail acharné de jeunes chercheurs et chercheuses engagés tels qu’Helena que de véritables progrès purent voir le jour. L’un des nombreux problèmes que rencontrèrent ces chercheurs de la première heure était que, par définition, les ‘PN’ avaient tendance, de façon quasi-systématique, à nier le fait qu’ils étaient bel et bien des ‘PN’ (la manipulation et le mensonge étant deux de leurs attributs principaux) et qu’ils avaient en outre souvent tendance à accuser celles et ceux qui les avaient démasqués d’être eux-mêmes des ‘PN’ (stratégie bien connue de culpabilisation de l’autre en s’appuyant sur ses valeurs), créant par là une grande confusion. Paradoxalement, un ‘PN’ qui admettait en être véritablement un pouvait être soupçonné de ne justement pas en être un, mais de plutôt souffrir d’un trouble de type paranoïaque ou d’une forme de délire psychotique.

Problèmes méthodologiques

Ce problème méthodologique fut résolu en s’appuyant sur deux innovations cruciales. La première consista à croiser les évaluations d’au moins trois victimes différentes avant de poser un diagnostic de ‘PN présumé’. Cette façon de procéder permit de garantir l’objectivité du processus d’évaluation et de contourner les manœuvres de dissimulation des ‘PN’. L’autre méthode, qui permit de mettre sur pied un processus d’évaluation statistiquement fiable, fut mise au point à partir de la découverte du fait que certaines personnes, que l’on qualifiait à l’époque de ‘belles personnes’, et qui sont aujourd’hui connues sous le nom scientifique d’altruistes sains (‘AS’), avaient la faculté quasi infaillible d’attirer les ‘PN’, comme un pot de miel attire les mouches. Certaines personnes ‘AS’ avaient ainsi pu vivre en couple avec deux, voire trois ‘PN’ de façon successive au cours de leur vie, victimes de ces prédateurs, qui tels des vampires savaient les reconnaître de façon immédiate et, après une première phase de séduction, vivaient tels des parasites en leur soutirant progressivement leur énergie, leur joie de vivre, leur confiance en eux, etc… D’autres ‘AS’, n’avaient pas rencontré de ‘PN’ dans leur vie amoureuse mais avaient été amenés à travailler avec plusieurs supérieurs hiérarchiques ‘PN’ pendant leur carrière… Ce fut de l’équipe d’Helena qu’émergea l’idée de génie : utiliser les ‘AS’ comme appâts, afin de démasquer efficacement les ‘PN’ et les prendre ainsi à leur propre jeu ! On recruta donc une équipe d’ ‘AS’, qui furent envoyés sur le terrain pour valider les diagnostics de ‘PN présumés’. Il fallut beaucoup de courage à ces personnes pour se confronter volontairement à de potentiels prédateurs après tout ce qu’elle avaient déjà enduré au cours de leur vie, mais l’esprit de pionniers qui régnait dans l’équipe à l’époque et le sentiment de pouvoir contribuer au bien commun permirent de convaincre les plus réticents de se lancer dans l’aventure. Et les résultats ne tardèrent pas à se concrétiser, bien au-delà des espoirs de l’équipe : plus de 99% des ‘PN présumés’ furent attirés par les ‘AS’ que l’on mit sur leur route! Le protocole de recherche-intervention conçu par l’équipe démontrait ainsi sa validité de façon inespérée.

Forts de ces premiers résultats, Helena et ses collègues poursuivirent leur étude scientifique des mécanismes d’interaction entre ‘AS’ et ‘PN’, et finirent par découvrir que des ‘AS’ expérimentés pouvaient développer une capacité quasiment infaillible à reconnaître les ‘PN’, notamment lorsque l’on faisait appel à un panel de plusieurs ‘AS-experts’ afin de croiser les regards. On mit sur pied de nouveaux protocoles d’évaluation plus efficients, consistant à confronter un ‘PN présumé’ à sa victime devant un groupe-expert de 5 ‘AS’ pour obtenir un diagnostic fiable et rapide. Quelques minutes d’observation de l’interaction suffisaient souvent pour voir émerger un consensus parmi ces experts.

Lorsque les résultats de l’étude initiale furent publiés, ils provoquèrent une vague d’espoir sans précédent parmi les victimes de ‘PN’, et l’équipe de chercheurs d’Helena fut rapidement submergée de témoignages et de demandes d’aide venant non seulement de toute la France mais du monde entier. Face à cela, plusieurs mouvements cherchèrent néanmoins à discréditer le travail entrepris par l’équipe d’Helena. Prétextant que plus de 80% des ‘PN’ avérés étaient des hommes, certains accusèrent les scientifiques d’être le bras armé de mouvements sexistes. Mais il suffit de quelques cas de femmes de pouvoir clairement et objectivement diagnostiquées comme ‘PN’ par leurs collègues masculins pour mettre fin à ces polémiques. C’est également à cette époque que fut créée l’Association de Défense des Personnes Faussement Accusées d’être Pervers Narcissiques (‘ADPFAPN’). Les fondateurs de l’association furent rapidement démasqués grâce à la méthodologie rigoureuse mise en place par les scientifiques car ils étaient eux-mêmes, comme on peut s’en douter, des ‘PN’ avérés. Après quelques mois d’existence, l’association fut logiquement dissoute. Plusieurs hommes et femmes politiques et universitaires s’employèrent à essayer d’étouffer le mouvement, mais, là encore, le scandale éclata rapidement dans la presse : un panel constitué par les 10 ‘AS’ les plus expérimentés dans le diagnostic des ‘PN’ prouvèrent que ces personnes correspondaient elles aussi à tous les critères permettant objectivement de les qualifier de pervers narcissiques !

Une fois les preuves scientifiques établies et la méthodologie validée par de nombreuses études du même type conduites à travers le monde, Helena et ses collègues commencèrent à être sollicités pour conseiller les législateurs sur les mesures à prendre pour protéger efficacement la société de l’influence néfaste des ‘PN’. En effet, à l’époque, la seule action préconisée par les experts pour échapper à l’emprise des ‘PN’ était la fuite, ce qui ne constitue pas, à l’évidence, une solution véritablement satisfaisante pour les victimes. Les premières mesures, encore modestes, imposèrent aux ‘PN’ de faire figurer leur diagnostic sur leur curriculum vitae lorsqu’ils postulaient pour un emploi dans la fonction publique, et, quelques années plus tard, également dans le secteur privé. Ce n’est que bien après que l’on interdit aux ‘PN’ certaines professions, comme celle de médecin, de psychologue, de parlementaire ou d’enseignant, et que l’on imposa aux ‘PN’ de porter une puce informatique implantée dans le poignet afin d’être reconnaissables aisément par les autres membres de la population à l’aide d’un simple smartphone. L’interdiction aux ‘PN’ d’entretenir une relation intime avec un ‘non-PN’, et a-fortiori avec un ‘AS’, fut une mesure plus difficile à faire passer au parlement, certains opposants firent même recours à la Cour Européenne des Droits de l’Homme en comparant la mesure proposée aux pires lois du régime de l’apartheid…

La guerre civile

C’est de cette époque que date la fameuse guerre civile qui fit rage à travers toute l’Europe et une grande partie du monde, pendant deux longues années, lorsque les ‘PN’ tentèrent de s’unir pour reprendre le pouvoir dans nos sociétés démocratiques. Les historiens de cette époquent considèrent que c’est leur manque complet d’empathie qui fut le facteur déterminant qui les empêcha de construire une stratégie cohérente et coordonnée, et cela malgré leur grande intelligence et leur incroyable pouvoir de séduction et de manipulation au niveau individuel. La victoire du camp représenté par les altruistes sains et par le reste de la population mondiale mit fin à des années de souffrance individuelle et collective, mais entraîna une problématique de surpopulation carcérale sans précédent, le pourcentage de ‘PN’ avérés s’élevant alors à quelque 20% de la population adulte en Europe.

Et c’est justement ce problème qu’Helena avait été chargée de résoudre par le ministre de la santé et de la sécurité, problème qui lui semblait maintenant d’une complexité abyssale… La prison à vie et la peine de mort étant des solutions inacceptables éthiquement dans un monde dirigé par les ‘AS’, et ce malgré la toxicité avérée des ‘PN’ peuplant les prisons françaises, Helena avait été chargée de concevoir un programme de déportation de la population de ‘PN’ dans des contrées lointaines afin de créer des colonies autonomes à titre expérimental. Ce projet ne lui laissait pas une minute de répit, et, même la nuit, elle était hantée par des questions lancinantes et obsédantes : Si ce qui définit un ‘PN’ c’est de se comporter en prédateur face aux ‘AS’, un ‘PN’ vivant dans une société où il n’y a plus aucun ‘AS’ est-il encore un ‘PN’ ? Ou peut-on le considérer comme automatiquement « guéri » ? Dans ce cas, le programme pourrait également faire valoir une valeur « thérapeutique ». Est-ce que les ‘PN’ vivant en communauté finiraient par se détruire entre eux, ou parviendraient-ils à construire des alliances ? Et si oui, comment s’y prendraient-ils ? Devraient-ils nécessairement développer une forme d’empathie mutuelle entre ‘PN’ ? Ou est-ce qu’on verrait apparaître différentes catégories de ‘PN’, les uns devenant les prédateurs des autres ? Dans le cas où deux ‘PN’ de sexe opposé devaient former un couple et avoir des enfants (les propositions de loi visant la stérilisation des ‘PN’ ayant été invalidées par le conseil constitutionnel), les enfants de ces ‘PN’ étaient-ils susceptibles de plutôt se développer en opposition par rapport à leurs parents ou plutôt par mimétisme ? Et si un enfant ‘AS’ devait naître dans ces communautés ‘PN’, comme si des loups donnaient naissance à un agneau, comment faire pour le protéger ? Est-ce qu’un système de ce type allait pouvoir trouver un équilibre dynamique stable ou entrerait-il dans une spirale schismogénétique inéluctable ?

Réflexions inconfortables

Ces questions quasi-insolubles étaient à mettre en lien avec une autre problématique, bien actuelle pour Helena : son projet de dépistage précoce des ‘PN’ dans la population des enfants de moins de 5 ans… Ce projet se heurtait à de nombreux obstacles, notamment de la part d’associations de parents qui refusaient de voir leurs enfants diagnostiqués ‘PN’, et ce en dépit de l’utilisation de procédures diagnostiques toujours plus fiables scientifiquement. Comment concilier la nécessité de prendre le mal à la racine pour le bien de la société et le désir, bien légitime, de parents soucieux de protéger leur enfant d’une vie condamnée à l’emprisonnement ou à l’exil ? Récemment, un programme de sensibilisation intitulé « Apprenez à reconnaître les signes précurseurs du pervers narcissique chez votre bébé » s’était avéré un échec retentissant…

Mais le plus inquiétant pour Helena, ça n’était pas ces projets scientifiques et politiques d’envergure, dont elle avait maintenant une grande expérience. Elle venait en effet d’apprendre que le comité d’éthique du ministère, composé d’une équipe d’ ‘AS’ triés sur le volet, avait entrepris une enquête la concernant en raison de suspicions d’empathie malsaine à l’égard de la population de ‘PN’ dont elle devait assurer la déportation. L’idée même que l’on pût « guérir » un ‘PN’ avait en outre choqué plusieurs membres du comité scientifique avec lesquels elle avait partagé ses hypothèses de travail. L’un des membres du comité avait même remis en cause le sens de son projet et avait paraphrasé le Général Sheridan en affirmant « Un bon ‘PN’ est un ‘PN’ mort ! » Selon certaines rumeurs, le collègue qui convoitait son poste au ministère serait même allé jusqu’à insinuer auprès de certains membres dudit comité qu’elle avait cherché à les manipuler et à les séduire… Helena savait qu’elle allait devoir faire preuve de la plus grande prudence si elle ne voulait pas subir le même sort que son prédécesseur, qui, après des années d’engagement dans la lutte contre les ‘PN’, s’était finalement vu accuser d’en être un lui-même… Traversée par ces pensées, le Professeur Helena sentait son humeur devenir morose. Il lui fallut un effort pour ouvrir le dossier en cours et commencer à le regarder. Elle se souvenait de ses jeunes années de chercheuse, enthousiaste et à travailler sans répit, certaine de sa direction… et elle décela comme un goût amer en bouche, qu’elle tenta de chasser en chaussant ses lunettes et en se concentrant sur la page ouverte devant elle. Et alors qu’elle passait en revue les derniers comptes rendus c’était encore la même chose. En cliquant page après page, elle décida de faire une révision. Quelque chose lui aurait-il échappé, qui pourrait lui être utile dans ce moment difficile où elle sentait les regards de ses collègues de plus en plus suspicieux envers elle ? Il faudrait être sur ses gardes…

Retour en 2017…

Sur un coup de tête elle demanda à son assistante les dossiers classés des premières années de recherche. Pamela ouvrit de grands yeux – « c’est un matériel tellement volumineux ! » – mais elle s’exécuta. Ce ne fut pas simple de trouver les vieux disques durs de l’époque, un ordinateur qui puisse encore les lire, les câbles compatibles… Cela prit toute la matinée, et il était déjà midi lorsqu’Helena s’installa pour examiner le tout, un sandwich à la main. De toutes manières, elle n’avait pas le cœur à se joindre à ses collègues pour le déjeuner dans le climat ambiant… Elle avança consciencieusement, passant en revue chaque page… Ses yeux lui piquaient et la soirée était déjà bien avancée quand elle commença à lire les documents numérisés des tout débuts de la recherche, et notamment ceux de ses prédécesseurs. L’un d’entre eux en particulier attira son attention. Il y avait là comme une rature, à deux endroits. Elle agrandit la page mais ne parvenait pas à lire.

Cela datait de 2017… elle appela Pamela et lui demanda de lui trouver la version originale. Pamela ouvrit encore plus grand ses grands yeux, et dit « en… papier ? ». Elle commençait à se demander si ce que se disait dans les couloirs n’était pas vrai… le Professeur Helena lui paraissait de plus en plus exigeante. Elle lui expliqua qu’elle devrait aller aux archives nationales, demander une autorisation spéciale. Mais le Professeur Helena insista… Dès le lendemain matin, Helena se présentait aux archives. Dans ses mains gantées de coton blanc, on lui remit le document en question. Ce qu’elle avait pris pour une rature était à deux reprises une phrase qui avait était recouverte. Avec le temps, le papier était jauni et l’encre un peu effacée. Elle plissa des yeux, tentant de déchiffrer, mais elle n’y arriva pas. Finalement elle leva la feuille à contre-jour : c’était une citation d’un article intitulé « Utiliser l’expression « pervers narcissique » », publié en octobre 2017 par trois chercheurs de l’Institut Gregory Bateson.

Elle se souvint soudain de cette équipe dont elle avait entendu parler lors de ses études. La majorité de ses professeurs parlaient de doux rêveurs, le regard moqueur, mais l’un d’entre eux, celui qu’elle avait toujours préféré, avait un jour fait un commentaire ambigu, et elle avait cru comprendre qu’il leur accordait un certain crédit. L’Ecole de Palo Alto, c’était ça… Elle se mit à faire des recherches fébrilement. Rien. Elle se souvint des techniques de censure. Dans le temps, on effaçait. Avec l’arrivée d’internet, il était devenu impossible de tout effacer avec la somme d’informations qui circulaient. Alors des professionnels avaient développé la technique de la saturation. Dès que quelqu’un voulait neutraliser une page qui créait problème, il appelait une de ces boites de « nettoyeurs » qui, pour un prix assez modique, inondaient internet avec de nouvelles infos concernant la personne, le sujet, et vite ce qui était gênant était enseveli sous des dizaines, centaines, milliers de pages et c’était comme trouver une aiguille dans une botte de foin. Elle avait donc commencé à remonter aussi loin qu’elle avait pu pour commencer à chercher. Et s’ils étaient collectivement passés à côté de quelque chose ? Chacun sait que, de temps en temps, un vieux remède oublié refaisait surface et tout le monde se demandait pourquoi on n’y avait pas pensé plus tôt…

Que proposaient donc ces gens-là ?

Un article de Guillaume Delannoy, Vania Torres-Lacaze et Annick Toussaint.

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