« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »

Blaise Pascal

En ces temps de confinement, où rester chez soi s’est avéré plus pénible pour certains que pour d’autres en fonction des conditions de vie et de logement, cette affirmation de Pascal sera mal ou bienvenue… Je vous la propose dans la perspective suivante : pouvons-nous « entrer en amitié avec nous-mêmes » lorsque nous sommes confrontés à la peur du vide existentiel, affectif, de l’absence d’activité ou à cet espace-temps vacant qui pourrait nous mettre face à notre « part d’ombre » ?

À l’occasion de ma précédente présentation intitulée Quelques manœuvres d’orientation de l’attention pour des problèmes de « peur du vide », des personnes ont demandé s’il s’agissait de la « peur du vide physique » ou de la « peur du vide psychologique ». Je voulais en effet parler de la perception de l’espace expérimenté comme effrayant, le vide en question était donc bien le vide « physique ». Mais cette question m’a donné envie de vous raconter quelques histoires sur la manière dont j’ai accompagné des patients se plaignant de peur du vide « psychologique ».

Notre « grille » systémique et stratégique d’analyse des problèmes sera ici encore utilisée, grille qui nous permet de « problématiser » de façon utile. « Problématiser », c’est décrire le problème amené par la personne qui nous consulte en termes concrets, interactionnels, actuels et accessibles à une solution. Pas de recettes, donc, pour le vide psychologique, existentiel, mais une recherche des tentatives de solution et du thème des tentatives de solution pour pouvoir ensuite décliner les 180° en les ajustant au problème et au patient.

Premier cas : « Je suis mon pire ennemi »

Laure est une ravissante jeune femme de trente-deux ans, mère de deux jeunes enfants. Je la trouve d’emblée vive, drôle, intelligente. Elle se plaint d’épuisement et d’un manque cruel d’estime de soi. « Je me trouve nulle dans tout », dit-elle. Elle se critique constamment, se traite de « pauvre fille », raconte qu’elle n’a jamais été appréciée par ses parents, qu’elle-même est une mauvaise mère… un monstre, même, certainement… Elle est au bout du rouleau et ne s’accorde strictement jamais un moment de repos, de répit : il faut constamment qu’elle fasse quelque chose : le boulot, une formation de spécialisation, les activités des enfants, les courses, la cuisine, l’association du Sou des écoles et ses réunions, etc. etc. Derrière cette incessante et douloureuse activité, la perception est : « Il ne doit pas y avoir de vide. Si je m’arrête, je m’écroule. » « Ah bon, dis-je. Comment cela ? » Elle m’explique : « Je ne sais pas, je vais être face à un monstre. Je me rendrai compte d’à quel point je suis lamentable. Je suis mon pire ennemi. »

Dans notre monde hyperactif, la peur de découvrir « le monstre » dans les interstices de temps libre n’est pas rare chez nos semblables. Et en effet, la dynamique d’évitement (je m’active pour ne pas avoir à voir…) est semblable à celle qui nous fait expérimenter la peur panique du vide « physique », en ceci que la tentative de ne pas voir une portion de l’espace dans notre champ de conscience rend cette même portion encore plus effrayante et suscite un emballement de réactions, qui va finir par confirmer la conviction que cet espace, ce « vide », est réellement et absolument à redouter et à éviter.

Notre approche systémique et stratégique brève est une approche éminemment concrète et pratique. Comme Laure se plaint d’épuisement, dit qu’elle n’arrivera bientôt plus à mettre un pied devant l’autre (et elle s’étonne que, dans ces conditions, elle se vive comme une « mauvaise mère », sans cesse en train de crier !), je saute sur l’occasion pour lui proposer d’apprivoiser le « monstre » tout en faisant de micro-pauses pour, éventuellement, se reposer. D’ici la prochaine séance, elle devra, au moins trois fois dans la journée, s’asseoir sur un siège qu’elle aura installé pour avoir une perspective qu’elle n’a pas l’habitude de regarder : « Vous tirez une chaise quelque part de manière à voir les choses sous un angle qui ne vous est pas familier ; la première fois, vous y restez dix secondes, la deuxième fois – et vous pouvez naturellement changer votre siège de place si ça vous dit, l’important étant que la perspective soit différente de d’habitude – vous restez vingt secondes, la troisième trente secondes. Et à partir du moment où vous êtes restée une demi-minute assise sur ce siège à regarder, sans rien faire, ce que vous voyez devant vous, vous pouvez choisir de combien de secondes vous augmenterez à chaque fois votre micro-pause, mais attention, jusqu’à ce qu’on se revoie interdiction de dépasser les cinq minutes. On verra bien ce qui se passe, et si le monstre aura le temps de vous croquer en dix, vingt ou trente secondes… »

Laure revient à la deuxième séance toute étonnée et toute contente de ne pas s’être écroulée pendant ces quelques secondes qui sont devenues quelques minutes qu’elle aura fini par apprécier. Le changement de perspective, peu coûteux en termes d’effort et de temps, lui a permis de commencer à se détendre un petit peu, à avoir envie – tout en ayant peur, bien sûr – de se « trouver elle-même », et sur ces entrefaites nous avons pu commencer à travailler concrètement sur les différentes problématiques de sa vie.

Deuxième cas : « Je ne supporte pas d’être seule, et je répète sans cesse les mêmes erreurs de casting… »

Sylvaine s’est séparée du père de ses enfants il y a deux ans, une union compliquée au cours de laquelle elle n’a rien régulé sauf, dit-elle, qu’elle a tenté de limiter les accès de colère de son compagnon en se pliant à ses exigences, jusqu’à ce que la situation devienne invivable et qu’elle le quitte. Elle a fait d’autres rencontres depuis mais – et c’est le motif de sa consultation – elle trouve qu’elle répète les mêmes erreurs : elle rencontre et est attirée par le même type d’hommes qui au début la font se sentir aimée, semblent très présents et attentifs pour ensuite se montrer jaloux, contrôlants, jugeants et dépréciatifs… et elle s’accommode un temps, ne remarque pas, ne régule surtout pas de crainte que la relation s’arrête… jusqu’à ce que la relation, effectivement, s’arrête, de son fait ou de l’initiative de l’autre personne. Puis, mal à l’aise d’être seule, tout recommence avec quelqu’un d’autre. Un scénario bien connu, courant, me direz-vous, un problème que les différentes approches de psychothérapie nomment, expliquent et traitent diversement.

Mais : si nous regardons, de près, comment le problème fonctionne, et que nous réglons notre objectif sur ces moments où, seule, elle se sent mal et où son besoin de se « sentir aimée » selon la modalité à laquelle elle est habituée la pousse rapidement vers une nouvelle rencontre du même type, nous observons la dynamique suivante : je me sens seule, vide, je souffre de cette solitude et de ce vide que j’éprouve, et pour cesser d’en souffrir je me rends disponible… sans avoir eu le temps d’apprendre ce qu’il serait utile d’apprendre pour faire moins (commençons déjà par ça !) d’« erreurs de casting ».

[Une parenthèse : nous sommes tous concernés par cette dynamique spécifique qui nous « pousse » à faire, à nous lancer dans la prochaine activité, à suivre la prochaine pensée. Comme toujours, ce n’est pas un problème en soi. Ce qui fait la différence, c’est si cette dynamique devient une fuite qui produit des résultats indésirables et qui génère de la souffrance.]

Il s’agira donc de supporter, de soutenir ce sentiment de vide, de s’autoriser à entrer en contact avec, dans le cadre de ce que la thérapeute va appeler « une saine exploration thérapeutique » car, comme il en va de la peur et de la douleur (et d’ailleurs, il s’agit bien là d’un mélange de peur et de douleur), pour en sortir vraiment il faut les traverser. Alors, la solitude sera vécue différemment, elle pourra même avec une certaine pratique devenir une ressource… L’indication donnée à Sylvaine est libellée en ces termes : « Jusqu’à ce qu’on se revoie dans deux semaines, je voudrais que vous puissiez utiliser ce temps où vous êtes seule, avant que vous rencontriez quelqu’un d’autre, pour véritablement apprendre à connaître ce sentiment si particulier que vous avez cherché à éviter jusqu’à maintenant et qui vous a jetée dans de mauvais bras. Permettez-vous d’entrer en contact avec, de le toucher, de le ressentir, comme quand on passe sous une cascade et qu’on ressort, mouillé, de l’autre côté mais qu’on en ressort, comme les fauves qui, dans les cirques, sautaient au travers d’un cerceau enflammé… ou même, comme quand on met une infusette de thé ou de tisane dans une tasse d’eau chaude et qu’on la laisse infuser ce qu’il faut… laissez-vous ressentir ce que vous vivez, entrez en contact avec, intimement, de façon sensorielle… essayez de préciser sa localisation, sa taille, sa couleur le cas échéant… Bien sûr, vous pouvez aussi téléphoner à vos amies, à vos amis, sortir faire un tour, lire, regarder la télé, écouter de la musique, vous distraire… mais quand la solitude se pointe, accordez-lui un peu de votre temps pour entrer en contact avec toutes les sensations qu’elle suscite en vous, simplement, sans rien élaborer mentalement ni même chercher des explications intellectuelles. »

Sylvaine appelle dix jours plus tard pour demander de déplacer le deuxième rendez-vous, et elle me dit : « Je dois vous dire que j’ai attendu quelques jours pour faire ce que vous m’avez demandé car à vrai dire je redoutais de m’effondrer. Mais j’ai eu plus peur de recommencer les mêmes scénarios, alors je l’ai fait. En vérité, j’ai pleuré au début, mais j’ai compris plein de choses dont je vous parlerai la prochaine fois. Et aussi, finalement, à simplement ressentir sans réfléchir, sans essayer d’éviter, de fuir, j’ai eu comme une sensation d’espace, comme si j’étais moins serrée dans une dimension étriquée, je respire mieux. Je remarque que je passe des tas de bons petits moments toute seule et qu’en fait je m’intéresse à plein de choses. Je ne suis pas si vide que ça ! »

Troisième cas : « Quand j’essaie de me rappeler les informations que je dois connaître, rien ne vient et c’est la panique ! »

Il y a des années, j’avais travaillé avec Marie qui devait passer des concours en interne, dans la grande société où elle travaillait depuis longtemps, dans le but d’accéder à la fonction de cadre. Ces examens s’étalaient sur plusieurs mois et prévoyaient des prestations orales et écrites. Marie était venue me trouver dans un état très agité. Elle passait énormément de temps à étudier ses sujets avec beaucoup de sérieux et d’implication – elle ne voulait pas rater cette opportunité. Mais lorsqu’elle se trouvait dans le hall avant d’entrer dans la salle d’examen, qu’il s’agisse d’un écrit ou d’un oral, dans un dernier effort pour s’assurer qu’elle maîtrisait bien son sujet, elle tentait de faire appel à ses connaissances, et là… le vide !!! Rien ne venait. « C’est comme un grand trou noir », me dit-elle, désespérée. Le vide… alors qu’elle était censée être pleine de savoir, alors que, croyait-elle, les informations devaient normalement s’afficher dans son esprit comme une myriade d’enseignes lumineuses facilement lisibles… Et à partir de là, elle était agitée, perturbée… Si elle ne les avait pas franchement ratés, les premiers examens avaient donné des résultats largement en-deçà de ses attentes et de ses capacités.

En mettant le doigt sur cette attente illusoire consistant à penser que « si j’ai bien étudié, dès que je me pose la question, toutes les informations doivent me revenir automatiquement et immédiatement », comme si on appuyait sur un bouton, j’ai pu la recadrer, car « ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ! » : on lit l’énoncé de la question, on se pose, on se rend disponible à cette question, et on laisse les informations venir, les associations se faire… grâce, justement, à cet espace, ce « vide » qui permet l’émergence des idées. Et nous faisons des liens avec son expérience antérieure de résolution de problèmes de tous ordres.

Puis je lui lis le chapitre 11 du Tao Tê King de Lao-Tzeu :

Bien que trente rayons convergent au moyeu

C’est le vide médian

Qui fait marcher le char

L’argile est employée à façonner des vases

Mais c’est du vide interne

Que dépend leur usage

Il n’est chambre où ne soient percées porte et fenêtre

Car c’est le vide encore

Qui permet l’habitat

L’être a des aptitudes

Que le non-être emploie.

La première étape de notre travail ensemble a donc été d’avoir le courage d’accepter de « ne pas savoir » tout de suite et de « laisser venir ». Et aussi, de continuer à laisser venir en cas de « panne » apparente durant l’épreuve, comme quand on reste le stylo en l’air, le regard dans le vague devant soi, avant que le prochain train d’idées arrive – une expérience que nous connaissons tous bien depuis que nous sommes petits, même si nous oublions régulièrement de nous la rappeler.

Quatrième cas : « Vivre à cent à l’heure, faire mille choses… »

Vincent est un ami d’amis qui m’avait contactée suite à un accident. C’était un cadre très dynamique de quarante-cinq ans, et à vrai dire sa vie lui convenait. Il avait un travail qu’il aimait et qui l’amenait à voyager, des responsabilités stimulantes ; il était en grande forme physique avant cet accident, sportif et adroit dans toutes les activités qu’il pratiquait. Il s’entendait bien avec presque tous les membres de sa nombreuse famille et belle-famille – il est « très famille », comme il dit -, avec sa femme et ses trois enfants tout allait bien aussi. Il avait toujours un truc sur le feu, des projets, des vacances, des virées de sports extrêmes avec ses potes (escalades de cascades de glace, parapente, plongée sous-marine et j’en passe), des activités associatives (il organisait et participait aux tests de nouveaux modèles de parapentes, entre autres), faisait du VTT et des randonnées en montagne avec ses enfants, des cinés, restos, week-ends dans des villes européennes avec son épouse. Socialement, il était à l’aise et avait généralement du plaisir à rencontrer de nouvelles personnes. Il rendait aussi volontiers des services autour de lui. Il avait toujours semblé très centré et avait enchaîné avec aisance et joie ces très nombreuses et excitantes activités. Comme dans les courses de vitesse où la sensation de vitesse, justement, est grisante, il avait énormément apprécié de réaliser tout cela, d’être capable de le faire. Ça « faisait partie de lui ». Un jour, un mauvais atterrissage, et il se fracture une cheville. La fracture est vilaine, compliquée, et s’ensuivent des opérations, broches, vis, plaques, complications, nouvelles opérations…

Quand nous nous rencontrons, tout cela dure depuis dix-huit mois. Vincent s’est retrouvé comme subitement catapulté… à l’arrêt. Non, son monde ne s’est pas effondré, il n’a pas perdu le moral, il n’est pas déprimé. Il est plutôt déstabilisé. Bien sûr, il a vécu des déceptions avec ces mésaventures médicales, mais il y a réagi avec philosophie car, dit-il, « lorsque j’ai entendu le bruit dans ma cheville quand je me suis « krashé », j’ai su immédiatement que ça allait être compliqué. » Lui qui faisait mille choses, vivait à cent à l’heure, se trouve de force dans un autre rythme – c’est « très bizarre » : des dizaines de fois par jour, il est confronté à ce mouvement interne, cette impulsion « d’avancer », de « sauter sur le prochain truc », comme il le formule, et non… il n’y a pas de prochain truc pour le moment (à part ranger les albums de photos, passer quelques coups de fil, prodiguer quelques conseils, travailler un peu quand même depuis chez lui, bouquiner un peu, la rééducation n’est même pas pour tout de suite).

Pour la première fois de sa vie, il est face à cet espace vacant qui fait ressortir ses pensées, ses émotions, ses humeurs, et cette tendance à vouloir faire des choses, à être constamment en mouvement. Il avoue : « Je n’ai pas l’habitude d’avoir le vertige, mais là… » Nous allons devoir explorer et apprivoiser cette sensation bizarre, inconfortable, avec toute la patience dont il est capable, et heureusement, il peut faire preuve de patience, et d’intérêt : ses multiples compétences et talents s’appuient aussi sur la vertu de la patience – la patience de résoudre un problème au travail, la patience de défaire les nœuds d’une corde emmêlée, de réparer un vélo avec rien dans un endroit improbable,  la patience et l’intérêt de savoir écouter un ami désemparé… mais aussi, la patience, l’ouverture, le plaisir, la jouissance, même, de s’arrêter pour écouter un chant d’oiseau, de contempler l’espace devant soi, en montagne, en parapente… Il va appliquer toutes ces compétences à son propre bénéfice… patiemment.

Et découvrir des choses très intéressantes sur lui-même, sur ses pensées, sur l’ouverture qui émerge quand on prend le temps de laisser les choses être. Des choses, ou plutôt une dimension, dira-t-il, que les explorateurs en solitaire (il cite Jean-Louis Etienne, médecin et explorateur français de l’Arctique et de l’Antarctique qu’il admire infiniment et dont il a lu, entre autres, Le pôle intérieur) confrontés aux conditions extrêmes découvrent et expérimentent aussi. Quelque chose de l’ordre de la liberté.

Récapitulatif

Reprenons un peu tout ce que nous avons vu comme interventions au fil de ces quatre histoires.

Dans le premier cas, celui de Laure persuadée d’être son pire ennemi et qui craignait de se poser de peur de découvrir un monstre dès qu’elle s’arrêterait, nous avons donc une tentative de solution d’évitement et même de fuite en avant afin de ne pas sentir, ne pas voir, ne pas être là. Sur le plan de la stratégie, nous pourrions dire que le thème des tentatives de solution est « je ne peux pas et je ne dois pas m’arrêter ». En passant, nous voyons comment ce thème des tentatives de solution, cette orientation, maintient et renforce la conviction selon laquelle « si je m’arrête je serai face au monstre que je suis ». Nous avons profité de son épuisement (je trouve que l’épuisement est souvent une excellente ressource puisqu’on n’a plus d’énergie pour continuer à mettre en œuvre nos tentatives de solution !) pour faire des micro-pauses, donc insérer des mini-brèches, faire de petites violations à cette injonction de ne jamais s’arrêter. Micro, pour ne pas générer d’angoisse, et en changeant de perspective – c’est quelque chose que j’adore et que j’ai découvert en me l’appliquant à moi-même un jour où j’aurais bien voulu partir me dépayser dans un autre endroit mais où je ne pouvais pas le faire, et où j’avais grand besoin de voir les choses autrement – pour créer une petite interruption de pattern, et c’est aussi une métaphore vécue pour « faire autrement ». De plus, si je ne fais rien pendant dix, vingt, trente secondes et que j’ai sous les yeux une perspective que je n’ai pas l’habitude de voir, c’est intéressant, et en tout cas très différent que si je me retrouve encore et toujours à la même place, donc toujours dans le même conditionnement, en train de penser et de réagir de la même manière. Pensez-y ! Avec pour couronner le tout une récompense en termes de liberté de choix (« à partir de trente secondes vous avez le droit de choisir de combien de secondes vous augmenterez à chaque fois votre micro-pause »), autrement dit « vous avez gagné », avec le sous-entendu que vous allez arriver à trente secondes ; cette indication contient aussi une suggestion (vous allez augmenter à chaque fois) et aussi un peu de freinage (« attention, interdiction de dépasser les cinq minutes », ce qui peut la rassurer : « Pas de souci, on ne va pas me visser là à ne rien faire ! ») – et de plus, nous savons à quoi sert le freinage… Voilà pour la communication. Résultat, la patiente réussit, apprécie, et a envie de continuer. Donc on « affronte » le monstre et on ne le trouve pas, on ne trouve que du réconfort et des stimuli constructifs.

Dans le deuxième cas, celui Sylvaine qui ne supporte pas d’être seule et qui répète sans cesse les mêmes « erreurs de casting », le problème était : « je me sens seule, vide, je souffre de cette solitude et de ce vide que j’éprouve, et pour cesser de souffrir je me rends disponible… et je retombe dans les mêmes problèmes ». Donc encore une fois, une tentative d’échapper à un vécu inconfortable ou douloureux. Nous sommes là aussi face à un évitement, mais le thème des tentatives de solution est plutôt ici « je peux et je dois à tout prix éviter de ressentir ce sentiment de solitude ». Le 180° consistera à entrer en contact avec ce qui est redouté ou douloureux mais de manière très sensorielle, non intellectuelle, et même, comme je l’ai déjà mentionné, de supporter, de soutenir ce sentiment de vide, de s’autoriser à entrer en contact avec pour le connaître et en sortir, et l’« argument de vente » de la tâche est qu’il va falloir faire « une saine exploration thérapeutique » car, « comme il en va de la peur et de la douleur, pour en sortir vraiment il faut les traverser ». En ce qui me concerne, je peux être très convaincante en donnant une prescription de ce type car je suis passée personnellement par-là : quand on l’a apprivoisée, la solitude est vécue différemment, elle peut même avec une certaine pratique devenir une merveilleuse ressource…

Sur le plan de la communication, voici l’indication donnée à Sylvaine – et je vous invite à vous laisser percevoir, voir, ressentir ce que vous percevez, voyez et ressentez quand vous l’entendez, de manière à apprendre quelque chose de personnel, pour vous-même : « Jusqu’à ce qu’on se revoie dans deux semaines, je voudrais que vous puissiez utiliser ce temps où vous êtes seule, avant que vous rencontriez quelqu’un d’autre, pour véritablement apprendre à connaître ce sentiment si particulier que vous avez cherché à éviter jusqu’à maintenant et qui vous a jetée dans de mauvais bras. Permettez-vous d’entrer en contact avec, de le toucher, de le ressentir, comme quand on passe sous une cascade et qu’on ressort, mouillé, de l’autre côté mais qu’on en ressort, comme les fauves qui, dans les cirques, sautaient au travers d’un cerceau enflammé… ou même, comme quand on met une infusette de thé ou de tisane dans une tasse d’eau chaude et qu’on la laisse infuser ce qu’il faut… laissez-vous ressentir ce que vous vivez, entrez en contact avec, intimement, de façon sensorielle… essayez de préciser sa localisation, sa taille, sa couleur le cas échéant… Bien sûr, vous pouvez aussi téléphoner à vos amies, à vos amis, sortir faire un tour, lire, regarder la télé, écouter de la musique, vous distraire… mais quand la solitude se pointe, accordez-lui un peu de votre temps pour entrer en contact avec toutes les sensations qu’elle suscite en vous, simplement, sans rien élaborer mentalement ni même chercher des explications intellectuelles. » Juste être en contact avec le ressenti, les sensations, le vécu.

Dans la troisième histoire, celle de Marie qui pensait devoir avoir l’esprit plein de tout ce qu’elle avait appris pour se sentir rassurée et qui, comme tentative de solution, interrogeait sa mémoire immédiate pendant qu’elle attendait avant d’entrer dans la salle d’examen, comme si sa mémoire était une boîte qu’on peut ouvrir pour voir immédiatement ce qu’elle contient, on peut dire que le thème des tentatives de solution est : « je peux et je dois avoir un accès direct et immédiat à tout ce que j’ai appris ». L’intervention a été un recadrage direct sur le fait que ça ne marche tout simplement pas comme ça ! Et heureusement, nos expériences de vie qui passent inaperçues tant elles sont banales regorgent d’enseignements illustrant le fait qu’on n’a pas tout en mémoire vive, que l’inspiration, les idées, les solutions nous viennent suivant des voies et des rythmes qu’on ne maîtrise pas toujours, mais il y en a tout de même qui viennent – ça, c’est un recadrage. J’ai utilisé la citation du Tao Tê King pour illustrer l’importance d’accepter de ne pas savoir tout de suite et de laisser venir, donc là aussi d’oser traverser l’inconfort de se sentir vide pendant quelques instants pour pouvoir apprécier l’expérience de l’appel d’air et du flux des informations qui arrivent.

Dans le cas de Vincent l’invincible, même s’il ne se plaignait pas ouvertement de souffrir, il n’était tout de même pas si bien que cela et vivait quelque chose de nouveau et de déstabilisant : pour la première fois de sa vie il ne pouvait pas se lancer avec joie et enthousiasme dans la prochaine activité. Confronté à cet « espace vacant qui fait tout ressortir », il me semblait désorienté, à attendre et à le subir sans savoir quoi faire, à être à l’arrêt juste au bord. Si j’essaie de traduire ce que j’ai plutôt senti comme une dynamique en termes de thème des tentatives de solution, je dirais : « je dois rester devant ce vide qui me donne le vertige et je ne peux plus rien faire ». Le thème thérapeutique, « je peux et je dois explorer cet espace vacant », s’est finalement présenté comme une opportunité de se dépasser, de s’élever, et nous avons joué sur sa capacité à s’intéresser aux phénomènes, sur son côté sportif et explorateur qui relève les défis et sur la vertu de la patience. D’une manière très valorisante pour lui, nous avons facilement pu puiser dans ses ressources pour découvrir un nouveau continent intérieur… et il a eu la joie de se dépasser en attendant que ses blessures cicatrisent. Dans ce cas également, le mouvement thérapeutique a été de « rester avec », « se tenir au plus près » de ce qui est vécu, pour découvrir de nouvelles capacités enrichissantes.

Vous l’avez vu, ces quatre cas ont vraiment des points communs, et même si l’esprit de l’intervention est le même et que les quatre interventions vont finalement dans la même direction – à savoir guider la personne pour qu’elle n’évite pas et qu’elle reste en contact avec l’expérience, qu’elle reste ouverte, patiente, curieuse, qu’elle explore ce qu’elle expérimente -, les interventions sont ciblées, ajustées sur les modalités de ce que vit chaque personne dans sa singularité. Et la créativité du thérapeute est stimulée pour faire justement cela.

Les histoires traitant de thérapie au sens ordinaire du terme s’arrêtent ici.

Toutefois, il m’a plu de continuer à écrire sur le sujet, sur des plans un peu différents mais qui pour moi s’inscrivent dans une continuité de ce qui précède ou plutôt qui précèdent et sous-tendent ce que je viens de vous raconter…

L’inspiration en hypnose, en thérapie, et dans la vie, pourquoi pas…

Milton Erickson disait à ses étudiants : « Faites confiance à votre inconscient, il en sait bien plus que vous ». Qu’est-ce que cela implique, en pratique, pour un thérapeute, dans une séance de thérapie ? En plus de savoir ce qu’il fait et ce qu’il dit et pourquoi il le fait et il le dit, c’est-à-dire en plus de connaître son métier, il est intéressant selon moi que le thérapeute laisse une ouverture de l’ordre de celle que j’ai suggérée à Marie pour qu’elle laisse « venir » les informations, le souvenir de ce qu’elle avait appris, et aussi une ouverture pour d’éventuelles nouvelles connexions, de nouvelles inspirations.

Pour faire un lien avec la pratique de notre modèle systémique/interactionnel et stratégique, nous devons en tant que thérapeutes savoir comment le problème fonctionne en termes de la grille (et là, nous percevons la structure du problème, les tentatives de solution, le système pertinent et ainsi de suite) puis, grâce à l’ouverture que permet le non-savoir, quand on a capté un maximum de détails, de dynamiques, d’impressions, bref d’informations, nous devons laisser venir l’inspiration du sur-mesure pour la personne, les images et les métaphores, les exemples, la communication spécifiquement adaptée à ce moment, avec cette personne.

Autrement dit et pour utiliser un langage métaphorique, je crois que la pratique régulière de l’hypnose et de l’autohypnose entraîne la communication entre « l’esprit inconscient » et « l’esprit conscient », comme si les informations « stockées » dans « l’esprit inconscient » pouvaient mieux circuler en direction de « l’esprit conscient » et que les requêtes de « l’esprit conscient » à l’intention de « l’esprit inconscient » pouvaient être plus facilement reçues – un peu comme, lorsqu’on a un mot sur « le bout de la langue » et que l’on sait que tout effort conscient sera inutile pour qu’on s’en rappelle plus vite, on se dit : « Ah bah, ça reviendra bien tout seul », parce que notre expérience vécue nous l’a prouvé, nous a donné cette confiance, et qu’on laisse cette ouverture pour que le mot s’y glisse et nous revienne spontanément par la suite.

Cette même ouverture, ou cette détente, ou cet abandon à ne pas vouloir savoir à l’avance est, couplée à l’intense intérêt qu’on a pour la personne en face de nous et pour sa situation, ce qui permet à l’inspiration thérapeutique de se manifester, aux bons mots d’arriver, aux images, métaphores, analogies d’émerger, qui lui parleront le mieux. Je me souviens à cet égard d’une dame à qui j’avais cité une phrase de Napoléon (j’en étais moi-même surprise) et qui me demanda : « Comment savez-vous que Napoléon est mon personnage préféré ? » Je n’en avais aucune idée consciente, bien sûr – et je n’ai pas d’affection particulière pour Napoléon. Mais cette ouverture, qui est tout sauf un vide au sens de « néant », nous met de plain-pied dans la connectivité. Et elle est source de toute créativité.

Et il y a aussi la créativité du patient, de son « esprit inconscient ». Lorsqu’il travaillait avec des patients en transe hypnotique, Milton Erickson disait très souvent : « Je ne sais pas… » (I don’t know…) Parmi tant d’autres lectures possibles, ce « je ne sais pas » du thérapeute ouvre un éventail de possibles, de connexions chez le patient, invite le « je sais » de son esprit inconscient…

En bref, accepter de traverser cet apparent inconfort du « vide » en lâchant l’attachement au fait de savoir à l’avance (l’inconfort étant perçu par « l’esprit conscient ») est encore une fois ce qui permet d’expérimenter une aise d’un autre ordre. Et cette dimension ouverte et accueillante, expérimentée et habitée par le thérapeute, n’est pas sans effet sur nos patients…

Pour parler d’hypnose, encore, je me souviens que Betty Alice Erickson disait : « Une très bonne manière d’inspirer nos patients à entrer en transe hypnotique est d’y être soi-même : c’est si confortable, pourquoi n’auriez-vous pas envie de m’y rejoindre ? »

Le vide et la vacuité

Du fait de mon parcours de vie, je me permets de partager ici quelques mots sur la notion de vacuité telle que développée dans la tradition bouddhiste. Pour commencer, il faut comprendre que la vacuité n’est pas le vide, le néant (comme, dans la tradition taoïste, le souligne d’ailleurs la note du chapitre 11 du Tao Tê King : « Rappelons que le non-être – dont le vide offre l’image – n’est pas le néant absolu, mais le Principe Inconnaissable ». Traduction française de François Houang et Pierre Leyris, Le Seuil).

Il est difficile de décrire la vacuité. On en voit les effets, mais c’est une notion qui dépasse quelque peu la compréhension intellectuelle. Cependant, comme parmi ses effets il y a le fait qu’elle autorise tous les changements, et que c’est sur la base de la vacuité que les changements sont possibles, il serait dommage de ne pas l’évoquer ici.

Le concept bouddhiste de vacuité se réfère à l’absence d’existence propre, indépendante, de quoi que ce soit, de tous les phénomènes extérieurs et intérieurs que nous expérimentons. Tous les phénomènes sont des composites, des agrégats en interaction constitués d’autres éléments, eux-mêmes faits d’autres éléments en interaction. Rien n’existe en soi et par soi-même.  Rien n’est fixe et défini une fois pour toutes. Tout ce qui nous apparaît ou tout ce que nous croyons être est également totalement dépendant du point de vue sous lequel on l’aborde. Une promenade en forêt sera une expérience différente selon que nous l’abordons avec le regard du botaniste, celui du chasseur, celui du bûcheron, si nous nous sommes perdus, si nous avons peur des insectes, si un tigre s’est échappé du zoo voisin, etc. C’est le regard de celui qui observe et qui expérimente qui crée le monde dans lequel il vit, et qui conditionne les émotions qu’il suscite. Aucune caractéristique de ce que nous expérimentons par nos sens n’est donc gravée dans le marbre et n’est vraie dans l’absolu, comme un dogme devant être accepté par tous. Ce qu’une personne vivra comme fantastique peut être un cauchemar pour quelqu’un d’autre. Et tout cela évolue en permanence, tout change d’instant en instant. La personne que nous trouvions adorable un jour peut se révéler odieuse le lendemain, ou inversement. Saint Paul a massacré et torturé des Chrétiens pendant des années et est devenu un saint chrétien par la suite.

Le terme « vacuité » est en fait une traduction du sanskrit et du tibétain, qui renvoie non pas à un vide cynique selon lequel rien du tout n’existerait mais au sens que la base de l’expérience est au-delà de notre capacité de percevoir avec nos sens ou de conceptualiser. Sa signification profonde pourrait être mieux rendue par les termes « inconcevable » ou « impossible à nommer ». Les enseignements sur la vacuité impliquent un espace infini qui permet à tout phénomène d’apparaître, de se manifester, de changer, de disparaître, de réapparaître. Cet espace infini de la conscience, dans lequel absolument tout peut se manifester, est comparé à un miroir, vide dans son essence mais qui peut tout refléter sans s’en trouver impacté. Le sens premier de la vacuité est l’ouverture, ou le potentiel.

Nous pouvons imaginer l’importance que ce concept peut avoir en thérapie, avec ou sans hypnose, à commencer pour le thérapeute ! Fluidité, non normativité, potentiel, ouverture aux surprises… Nous ne sommes pas définis par notre passé, notre présent ou nos pensées ou ressentis à propos du futur. À l’intention des patients, je trouve entre autres très utile de faire des recadrages pour mettre en évidence les changements advenus dans leur expérience et dans leur façon de la considérer. Comme disait Épictète, « ce ne sont pas les événements qui nous perturbent, mais l’opinion que nous en avons ». Je trouve également utile de montrer aux patients comment poser leur attention avec intérêt (cf. les histoires de cas racontées précédemment) sur leur vécu, sur leurs sensations gênantes, suffisamment longtemps pour remarquer qu’elles se modifient. Même dans le cas de douleurs physiques très fortes, la sensation n’est jamais tout à fait la même d’un instant à l’autre, elle fluctue, comme les états d’âme qui l’accompagnent, et c’est une expérience personnelle très intéressante à faire. À cet égard, on trouve dans la psychologie bouddhiste des instructions opératoires précises pour le travail sur les émotions, les pensées, les états d’âme, tout à fait semblables dans leur esprit aux interventions de notre modèle interactionnel et stratégique (elles vont néanmoins un cran plus loin, comme esquissé dans les paragraphes suivants).

Lorsqu’on prend le temps d’examiner attentivement la réalité, force est d’admettre que rien n’est bien solide. Comme le dit le Dalaï Lama, se fondant simplement sur une analyse du temps : « Le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore et le présent est insaisissable. » Où est donc la solidité de ce que nous vivons ?

Et de même, celui ou celle que nous croyons être n’a rien de bien solide ou de définitif. Ce qui donne une apparence de solidité à notre monde extérieur et à notre propre personne n’est que la récurrence (on pourrait dire la redondance) de certaines sensations, comme les sensations physiques qui nous font prendre conscience de notre corps.

Réaliser cela permet de donner à toutes les expériences que nous vivons un côté plus léger, un peu irréel. Or la souffrance psychologique tient beaucoup à ce que nous prenons les choses comme étant extrêmement solides, extrêmement réelles, sérieuses, et que nous pensons être capables de les contrôler. Cela peut fonctionner par moments, mais quand nos expériences de vie nous rappellent qu’en fait nous ne contrôlons pas grand-chose et que les choses qui nous arrivent nous échappent de bien des manières du fait de leur aspect imprévu ou insoluble, nous pouvons éprouver beaucoup d’anxiété et de souffrance. Plus nous parviendrons à considérer nos expériences comme semblables à des rêves, moins elles auront de pouvoir de nuisance sur nous-mêmes. Qui d’entre nous n’a jamais fait le cauchemar d’être poursuivi par de dangereux personnages – des cannibales au regard affamé, par exemple, armés de grands couteaux, avec en plus cette impression de ne pas avancer dans sa fuite -, quelle terreur n’éprouvons-nous pas jusqu’au moment où nous nous réveillons le cœur battant et nous soufflons un grand coup : « Ce n’était qu’un rêve ! » Quelle que soit la puissance terrifiante de ce rêve, il ne nous empêchera pas de nous lever le matin, d’aller prendre notre douche, notre petit déjeuner et de commencer tranquillement notre journée ; et il y a très peu de chance que nous développions un syndrome de stress post-traumatique après cette expérience pourtant terrible !

Le fait de prendre conscience du caractère évanescent de notre courant de pensée peut également nous aider à le prendre moins au sérieux. Toutes les idées qui nous passent par la tête méritent-elles vraiment qu’on les retienne, qu’on leur attache de l’importance ? Lorsque nous le faisons – et nous pouvons le faire de manière obsessionnelle et même nous attacher aux pensées comme si elles avaient un caractère solide, comme si elles étaient toutes « vraies », nous sommes piégés, et parfois gravement ! Nous ne contrôlons pas les pensées qui apparaissent dans la conscience, nous sommes témoins de leur apparition, mais qui nous oblige à en tenir compte ? De toute façon, nous savons que dans quelques minutes ou quelques heures, tellement d’autres idées seront passées. Pourquoi donc retenir celles qui nous affectent désagréablement ? En général, pour parler à nouveau le langage de notre modèle systémique et stratégique, ce qui se passe dans ce cas, c’est que comme nous ne voulons pas faire l’expérience de cette pensée, de ce ressenti, de cette émotion, etc., nous nous focalisons encore davantage dessus, jusqu’à les réifier, les « solidifier » et y croire comme à une réalité.

Voilà pour le premier type de vacuité, à savoir la vacuité des phénomènes. Et enfin, pour évoquer rapidement le deuxième type de vacuité, la vacuité de la personne elle-même, la question fondamentale est : qui donc sommes-nous en réalité ? Sommes-nous ce flux de pensées et d’émotions, toujours changeant, ou sommes-nous ce témoin, espace immuable, toujours conscient de ce qui est expérimenté par les sens et des pensées qui y sont associées ? Sommes-nous les reflets apparaissant dans le miroir ou sommes-nous le miroir lui-même ? Ou les deux ? De la réponse que nous découvrirons dans cette recherche pourra découler directement une immunité à toute forme de souffrance, tant les commentaires et jugements sur ce que nous sommes et ce que nous vivons affectent et conditionnent cette souffrance même.

J’ai souhaité vous présenter très brièvement cette perspective bouddhiste de la vacuité, qui est une science de l’esprit éminemment pragmatique et fondamentalement constructiviste.

Concernant le constructivisme dont nous nous réclamons dans notre pratique systémique et stratégique, je ne peux que vous encourager à lire ou relire les écrits du constructivisme radical, dont d’éminents représentants abordent sous d’autres angles la question de la « réalité » et de sa construction, de la perception, de l’existence ou pas de l’objet sans observateur et d’autres sujets passionnants de façon extrêmement pointue. Lisez ou relisez Heinz von Foerster, Ernst von Glasersfeld, Paul Watzlawick, Gregory Bateson, Francisco Varela, Humberto Maturana, et même Jean Piaget dans, pour ne citer que deux ouvrages, L’invention de la réalité et Le rêve de la réalité. Ces textes remettent eux aussi en question, mais d’une autre manière et en passant par d’autres chemins, l’apparente solidité des phénomènes et de la « réalité » à laquelle on croit.

Conclusion

Ces perspectives inspirent et informent ma pratique de thérapeute à mon petit niveau, et ce qui est merveilleux, c’est que l’apprentissage et l’approfondissement sont sans fin, on n’a jamais fini de découvrir et d’apprendre, des liens se font avec toutes sortes d’autres disciplines, d’autres domaines de la vie et comme dans toute pratique, finalement, plus on accumule des « heures de vol », plus on gagne en clarté et en simplicité.

Et pour faire à nouveau le lien avec notre expérience clinique et même notre expérience personnelle, je voudrais terminer en répétant que si nous y regardons de plus près, nous pouvons voir que le « vide » dont il nous arrive de faire l’expérience dans notre vie peut en fait être vécu comme quelque chose d’intéressant et de positif.

Un article de Nathalie Koralnik, tiré d’une conférence proposée en ligne pendant la période de confinement du printemps 2020.

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